— Hé toi, le fanfaron, si tu veux que je quitte ton bled, laisse-moi passer…
Il s'est retourné vers les autres pour leur gueuler ma phrase à tue-tête. Tous ensemble ils m'ont imité en accentuant bien les fautes de prononciation. Le fier-à-bras m'a dit, en riant :
— Toi… ? Partir ? Mais on t'aime trop pour te laisser partir, ammazza !
Il tenait en équilibre sur sa bécane, j'ai profité de ce qu'il riait vers les autres pour lui décocher une grande baffe qui l'a projeté à terre et je me suis mis à courir jusque chez Bianca sous des hurlements d'accélérateurs.
À bout de souffle, j'ai refermé le portail d'en bas qu'ils ont martelé longtemps avant de déguerpir. Bianca tremblait.
— Tu veux que j'aille dormir ailleurs ? j'ai dit.
— C'est pas pour moi que je crains, Antonio…
Elle ne m'a réveillé que vers les neuf heures. Sans doute a-t-elle pensé que j'avais besoin de dormir.
— Tu peux prendre ton temps, Antonio. Le dottore est passé pour dire qu'il s'occupait des rendez-vous de ce matin.
Rien qu'avec cette phrase elle m'a donné envie de retourner me coucher.
— Un type de la Croix-Rouge est passé pour te demander un don. Je l'ai envoyé à Sant'Angelo.
Ils veulent ma peau. Tous. Je ne sais pas si Dario aurait tenu plus longtemps que moi. J'allume la télé, c'est l'heure de l'émission. Bianca s'installe entre deux coussins.
La Chronique des miracles, sur la R.A.I., une espèce de hit-parade qui dure une dizaine de minutes et relate toute l'actualité des cultes et des phénomènes miraculeux à travers le pays. Aujourd'hui : une apparition en Sicile, un petit sujet sur le Saint-Suaire de Turin qu'on passe au carbone 14, avec Bach en fond sonore, et on embraye sur Sant'Angelo avec l'énième rappel des faits relatifs au miracle et l'annonce de la messe de demain avec l'évêque. Un véritable événement, a dit le commentateur.
J'avais pensé à tout. Sauf au violet. Bianca est ravie et ne comprend pas pourquoi je ne partage pas son enthousiasme.
Le journaliste annonce le sujet que j'attendais, une interview en différé du « miraculé des vignes ».
J'étais là quand ils l'ont tournée, ils m'ont demandé l'autorisation de filmer dans la grange. Marcello a été parfait. Bianca pousse un petit cri d'excitation dès qu'elle le voit apparaître.
— C'est tellement difficile à décrire… J'ai entendu les gens crier au feu, j'ai senti la panique partout, et j'ai eu peur. Personne n'a pris le temps de m'expliquer… Et puis il y a eu ce silence. Et j'ai commencé à me sentir mal… Quelque chose comme une brûlure qui partait du ventre et qui remontait doucement… Et puis, il y a eu cette lumière…
Calme. Serein. Presque immobile. Hormis son patois à couper au couteau, plus rien ne reste du personnage qui a fait rire et chanter toute la contrée.
Les gens ont appris à l'appeler par son prénom… La dernière fois que nous nous sommes parlés, six jours après le miracle, il était sur le point de partir dans le Nord pour claquer les vingt millions de lires que je lui avais promis sur les premiers bénéfices de la vente des stocks.
— J'en avais marre de ces lunettes, Antonio. C'est grâce à toi que j'ai pu les jeter au caniveau… Mendier, c'était plus de mon âge.
Je n'ai pas compris pourquoi cette pointe de nostalgie dans ses paroles. Peut-être a-t-il voulu dire exactement le contraire. Peut-être s'est-il senti brusquement orphelin, lui aussi. On ne peut pas lâcher quarante ans de boulot comme ça.
— Ma mère, c'était une vraie sainte, elle… Mon père était déjà aveugle quand elle l'a épousé, et personne n'en voulait de ce pauvre gars tout juste bon à tendre la main.
Un gosse naît. Il voit, et pour Mme Di Palma, c'est le seul bonheur qui pouvait lui arriver. Mais l'après-guerre est dur pour tout le monde, et qu'est-ce qu'un aveugle irait se mêler à la vague des émigrants ? Le père apprend la musique à son gosse, le banjo, l'accordéon et tous les deux font la virée des mariages, des fêtes, des baptêmes dans toute la région.
— Dès qu'une fête se préparait, le vieux et moi on faisait deux bons jours de marche pour aller jusqu'à Roccasecca, Arpino, tous ces bleds… Ça tournait pas mal, on nous aimait bien, on y mettait du cœur.
La mère meurt d'une pneumonie, Marcello a dix ans. Le père et le fils deviennent nomades à part entière. Ils font les marchés et les sorties d'église.
— On avait notre calendrier, et le dimanche, y a pas à dire, c'était le meilleur jour, surtout l'hiver. On chantait Pagliaccio et Funiculi funicula, et des airs d'opéra, du folklore. La seule fois où le vieux est tombé malade j'étais bien obligé de travailler seul. Alors j'ai mis ses lunettes, juste pour essayer, dans un bled qui ne nous connaissait pas. Et quand le vieux a compris que je m'étais pas mal débrouillé, c'est là que l'idée lui est venue.
Le père raconte partout l'histoire de la maladie ancestrale qui les touche. Deux aveugles rapportent plus qu'un seul. Marcello chausse les lunettes.
— « De père en fils, on a le mauvais œil ! » disait le vieux, et les gens s'arrêtaient de rire à ce moment-là. Moi j'ai appris le boulot d'aveugle, la canne, les gestes, les mouvements de la tête, et personne n'a jamais rien remarqué.
Quand son père meurt, Marcello a vingt-quatre ans, il ne sait que jouer de la musique. Il est connu de partout, on l'aime bien, c'est sa vie.
— Qu'est-ce que j'allais faire, hein ? J'avais rien de mieux ailleurs. J'ai continué, seul. J'ai même oublié que j'étais voyant, je n'avais même plus honte. Quand je sentais des regards pleins de pitié se poser sur moi, je fermais les yeux… C'était tout comme.
Un jour il décide de restreindre son rayon d'action, de se fixer aux alentours de Sora.
— C'est là que je me sentais le mieux, je faisais partie du village. Je savais qu'en restant à Sora il n'était plus question de revoir. Les gens m'auraient écharpé s'ils s'étaient aperçus que je profitais de leur pitié. Normal, hein ? Et puis, ici, il y avait cette grange où personne ne m'a interdit de dormir, il y avait le vin que personne ne m'a interdit de boire, parce que personne n'en voulait. Autant que l'aveugle en profite…
Un jour, Dario prend possession de ses terres. On ne sait pas ce qu'il veut, ce qu'il bricole.
— C'est pratique de lire dans les yeux d'un gars qui ne se sent pas regardé. Et quand j'ai vu arriver celui-là, j'ai tout de suite senti qu'il avait des idées bizarres. Ah ça… le Français, on ne s'est pas fréquentés longtemps, mais je peux dire que jamais on reverra un combinard pareil… C'était un drôle de gars, un malin, un menteur. Un gars comme moi, quoi…
Dario ne le chasse pas, au contraire. Une habitude se crée, il vient tard le soir pour boire avec l'aveugle.
— Il me posait des questions sur le village, sur la vigne, sur Sant'Angelo. C'était le premier type qui voulait connaître l'histoire de ma vie. Il me servait à boire jusqu'à me voir complètement ivre. Le fourbe… J'étais en confiance. Et un jour, je me souviens même plus, j'étais complètement bourré, j'ai dû faire un truc pas naturel, pour un aveugle, je veux dire… Je me suis trahi, et ce fou-là m'a pas raté, il m'a même dit qu'il s'en était douté. Un malin, je te dis…
Une aubaine, ce faux aveugle. Plus question de faire machine arrière après une découverte pareille.
— Et c'est là qu'un soir il me dit : « Combien tu gagnes en faisant la manche ? Une misère, hein… ? Je te rachète ton job et tu soldes le fonds de commerce… Vingt millions de lires cash, et une rente à vie, indexée sur le prix du vin. T'en as pas marre d'être aveugle… ? »
Marcello ne résiste pas longtemps. Faire l'acteur durant quelques jours, raconter des boniments, improviser, pas de problème, c'est son métier. Mais juste une légère angoisse de réintégrer la vie sociale, vivre avec les autres, comme les autres.