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— Regarder les gens en face ? Moi ? Est-ce que j'en serais capable, après tant d'années ? Mais en même temps, l'idée était trop belle : retrouver le droit à la vue et, du même coup, me la couler douce avec un paquet de fric, pour le reste de mes jours.

Ils mettent un plan au point. Dario choisit le jour du Gonfalone pour réunir un maximum de témoins, ils répètent le parcours. Puis il rentre à Paris. Pour ne plus jamais revenir.

— Le jour où j'ai appris sa mort, je me suis dit que c'était un signe du ciel. Et j'ai écrit ma chanson. Il m'avait redonné l'envie de voir au grand jour, comme il disait. C'était trop beau. Entre quitter le pays et reprendre ma vie de mendiant, tranquille, chez les miens, j'ai choisi. Ailleurs, je n'aurais pas tenu longtemps, même avec des yeux. Et puis, un soir, t'es arrivé…

Nous nous sommes tombés dans les bras, un peu avant qu'il parte.

— Tu m'as fait faire un drôle de truc, Antonio. Comment j'ai pu penser que je vivrais comme tout le monde, après ça ? On ne me regarde plus comme un aveugle, mais comme un miraculé. Je ne sais pas ce qui est pire. Je suis passé du noir à la lumière trop vite, tu sais… Le médecin de l'Église, celui qui est resté sur mon dos pendant deux jours, il m'a pris pour une bête curieuse. Ils étaient méfiants, lui et ces deux sbires du Vatican. Ils aiment pas ça, tu sais…

Je n'ai pas voulu en reparler, mais c'est faux. Il a été établi que les cas de guérisons spontanées les plus plausibles et les plus fréquentes sont les aveugles et certains paralytiques. Sous un choc violent, un sujet peut recouvrer la vue ou l'usage de ses membres. Le Bureau des Constatations Médicales de Lourdes en a homologué des dizaines sans jamais crier au miracle.

— Et ici, je sais que toute ma vie on me regardera comme ça. Moi qui ne voulais pas partir sur des terres inconnues… Je me sens chassé… des gens veulent me toucher, me parler de leurs problèmes, et je me tue à dire que je n'ai aucun don, rien, ils veulent venir quand même. Ceux du village ne rient plus sur mon passage. La vieille qui me donnait un morceau de viande a voulu m'embrasser la main… J'ai honte, plus honte que quand je voyais le monde à travers mes lunettes.

— Dis pas ça, Marcello…

— J'ai même pas le cœur à rajouter un couplet à ma chanson. À qui je la chanterais ? J'ai retrouvé la vue mais j'ai perdu la voix.

— Tu regrettes ?

— Non, même pas… Ça fait seulement quelques jours et j'ai déjà pris goût à dormir dans un lit. Je me fais vieux. Hier, un gars de La Gazetta m'a posé des questions pour son journal. Il m'a demandé : « Ça fait quel effet, de voir un arc-en-ciel ? » et j'ai répondu que c'était merveilleux, mais je ne savais plus si je mentais ou pas.

— Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Rien. Attendre un petit bout de temps avant de revenir ici. Voyager. Voir. Regarder. Florence, Venise. N'oublie pas de m'envoyer du fric, ça coûte cher, tout ce qui est beau.

Il a fait ses bagages sans savoir vraiment comment s'y prendre. L'idée même d'une valise lui posait problème. Une dernière fois je lui ai demandé s'il avait compris pourquoi on avait tué Dario.

— Je ne sais pas qui a fait ça. Je ne peux pas t'aider. Mais quand on a des choses aussi tordues dans la tête…

Il est parti par le dernier train, pour croiser le moins de monde possible. Il valait mieux qu'on ne nous voie pas ensemble. Je ne l'ai pas accompagné.

Bianca éteint le poste et me secoue un peu par l'épaule.

— Ne te rendors pas, on t'attend, là-bas.

Elle sourit, plaisante. Est-ce qu'elle me laisserait partager son lit si elle se doutait que je suis un faussaire, un arnaqueur et un hypocrite.

En se préparant pour le marché, elle se penche à la fenêtre. Son jupon blanc déborde largement sur le genou. Elle rit.

Mais, tout à coup, son regard se braque sur un coin de rue. Au-dehors, je perçois le ronronnement d'un moteur quasi silencieux. Quelques éclats de voix. Et de mélodieux claquements de porte qui s'enchaînent. Bianca se retourne un instant vers moi, excitée, et tente de me dire quelque chose avec les mains.

— C'est… C'est Dallas, Antonio ! Viens voir ! Non… C'est pas Dallas… C'est Miami Vice !

Je n'ai pas compris ce qu'elle a voulu dire. Mais j'ai déjà mal.

Lentement je m'approche de la fenêtre. Le brouhaha de la rue s'amplifie. Le soleil tape déjà. La journée va être longue.

En bas : deux Cadillac blanches aux vitres fumées. Comme on les imagine. Plus longues et rutilantes encore. Les Fiat du coin se sont faufilées comme des souris pour les laisser se garer sur tout le tronçon de trottoir. Les mômes s'agglutinent, les vieux sortent pour voir ça de plus près.

— C'est la même que celle de l'amant californien de Sue Ellen.

L'apparition vaut celle de Sant'Angelo. J'essaie d'oublier un peu les bagnoles pour repérer leurs occupants. Pas difficile. Trois Blancs et un Noir. C'est ce dernier qui a le plus de succès. En ont-ils déjà vu un seul, dans ce bled. Les cheveux coupés en brosse, il porte un complet gris luisant et une chemise blanche. Les autres portent des lunettes et des vestes en lamé. Le plus gros des quatre sort une mallette du coffre arrière et la tend au seul barbu du groupe. Pour l'instant, impossible de savoir qui est le boss. Une bande de gosses turbulents se pressent contre une portière pour tenter de discerner des détails de l'habitacle. Des adultes fouinent vers les plaques d'immatriculation, touchent la carrosserie, parlent fort. Le barbu et le Noir, avec une lenteur incroyable, tapent deux fois dans leurs mains. La foule recule de cinq mètres. Un troisième éclate de rire. Le barbu sort un gros mouchoir blanc et frotte un petit coin de pare-brise.

Silence de plomb.

L'un d'eux enlève ses Ray-Ban, s'essuie le front avec la manche. Puis se dirige lentement vers le café le plus proche, et discute avec le tenancier qui s'est mêlé au groupe des curieux. Impossible d'entendre ce qu'ils se disent. On lui fait des courbettes, on dégage des chaises, mais le gars aux Ray-Ban refuse de s'asseoir. Au bout de deux minutes, le bistrotier semble réaliser ce qu'on lui demande, il lève le nez en l'air en fouillant du regard l'immeuble en face de lui. Il sourit, gêné. Puis tend le bras et pointe l'index vers notre fenêtre. Les quatre visiteurs tournent la tête vers moi.

* * *

Deux coups secs, à la porte. Pas eu le temps de réagir, ni de m'habiller. Ni celui de préparer une défense. Avant même de connaître l'attaque. C'est le réflexe du paranoïaque, mais comment ne pas le devenir avec ce tombereau d'emmerdements sous lequel je croule. Protège-moi, Sant'Angelo, tu me dois bien ça. Le peuple de Sora va s'offrir un bon moment de ce cinéma qu'ils ont perdu. Comme à l'époque, les fauteuils d'orchestre, et les attractions des pitres sur la scène, avant le grand film.

— J'ouvre ? me demande Bianca.

— Oui.

Les quatre sont entrés, l'homme aux Ray-Ban a demandé après moi. Les autres ont reniflé vers la cuisine, j'ai pu entendre leur voix. Bianca n'a pas tort, ils parlent comme dans un feuilleton américain mal doublé, surtout les ricanements qui fusent, sans violence, sans exagération, mais qui vous clouent sur place. Le Noir soulève le couvercle d'une casserole et inhale un grand coup. Le gars aux Ray-Ban n'apprécie pas :

— Put that back, you jerk…[1]

Il s'exécute en maugréant.

L'homme aux Ray-Ban semble être le boss.

Il me tend la main.

— Polsinelli ?

— Oui.

— Parmi. Giuseppe Parini. Connaissez ce nom-là ?…

Des mots mâchés, rugueux. L'accent traînaillant de l'Américain qui ne parle même pas sa propre langue et qui s'essaie à celle de Dante. Bien sûr que je te connais. Tu possédais un hectare de la vigne. Tu as une chaîne de laveries dans le New Jersey. Tu es un cousin des Cuzzo.

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Repose ça, crétin…