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— Mets ce que je dis, notre rue, c'est presque la plus longue du monde, va… Et toi, Anto', t'es le seul du quartier qu'a pas compris ça, c'est pour ça que t'es parti à Parigi. Allez, marque ça…

Muet, brouillon, paumé, je suis. La plume ne se décide pas à écrire la plus simple de toutes les phrases qui dérivent sur la blancheur du papier. Qu'est-ce qu'elle va y lire, cette Mme Raphaëlle ? Quatre petits mots que je ne sais pas comment prendre.

Et j'essaie de me persuader que le message que tous les poètes du monde ont essayé de crier sur des milliers de pages, au fil des siècles, cette sagesse ultime et désespérée, il faut que ce soit un abruti de petit rital inculte qui veuille le faire tenir en quatre misérables mots.

Ma rue est longue.

* * *

Je lui ai tendu la lettre, il l'a recopiée en s'appliquant comme un gosse, bien nette, comme il la voulait, et il me l'a prise des mains sans un merci. Ensuite il l'a cachetée sous une enveloppe où il a noté une adresse en se détournant le plus possible de moi. À tribord toute.

— Vas-y, Anto', prends-le, le bus. Et ne parle de ça à personne, jure-le sur la tête de ta mère.

J'ai sauté à pieds joints dans la baille où flottaient des parpaings recouverts de chiendent. Dario attendait que je m'éloigne avant de retrouver la rue.

— T'as fait des conneries, Dario ?

D'en bas je ne voyais plus que sa main, agrippant le bastingage.

— Réponds-moi, t'as fait des conneries ?

Je suis sorti de la jungle sans attendre la réponse qu'il ne me donnerait pas, et j'ai retrouvé la rue Anselme-Rondenay.

En haut de la butte je l'ai reconsidérée, en perspective. Deux cents, deux cent cinquante mètres, à tout casser. Une petite trentaine de pavillons gentiment manufacturés à l'italienne, avec moulte patience et briques de chantiers nocturnes. Cette rue, je suis né dedans. Que je le veuille ou non, j'y suis forcément inclus.

Je ne reviendrai pas dimanche.

Dario Trengoni n'a plus du tout intérêt à me demander quoi que ce soit.

Je rentre chez moi.

À Paris. Et la route est longue.

2

Perché sur mon balcon, je fouillais le paysage en essayant de discerner la flèche de Notre-Dame au travers des antennes. Quand j'ai emménagé, l'ancien locataire m'avait assuré l'avoir vue, par temps dégagé, sur les coups de dix heures du matin. J'habite en vis-à-vis des Salons Laroche, un endroit festif qu'on loue pour y faire des soirées à tout casser, à commencer par les oreilles des voisins, et je suis le seul riverain à ne pas m'en plaindre. J'allais grimper sur un tabouret quand une femme de ménage sur la terrasse d'en face, traînant dans une poubelle les reliefs de la nuit, a essayé de m'en dissuader.

– Ça serait idiot, à votre âge. Pensez qu'on va vers l'été.

Dans un bruissement de paillasson j'ai compris que j'avais du courrier et j'ai attendu un moment que la concierge s'éloigne. Le téléphone a sonné à l'instant où j'ouvrais la porte. Mais j'ai eu le temps de voir cette chose inerte, si blanche et si noire, qui m'a griffé les yeux au moment où j'allais y tendre la main.

La sonnerie insiste.

À l'autre bout, la voix d'une de mes sœurs, je l'ai appelée Clara mais il s'agissait de Yolande. Mon père aurait dit Anna. Une chance sur trois, mais on perd toujours.

— Antoine… Tu sais quoi ?

— Quelqu'un est mort.

— Tu sais déjà… ?

Je lui ai demandé de patienter un moment. Mon cœur s'est emballé et je suis retourné prendre la chose au liseré noir. Il y avait un mort dedans, il me suffisait d'ouvrir l'enveloppe pour y débusquer son nom. Je me suis demandé s'il valait mieux le lire ou se l'entendre dire. J'ai hésité, une seconde, avec le téléphone dans une main et le faire-part dans l'autre. Le lire ou se l'entendre dire ? L'un et l'autre me donneraient la nausée, sans trop savoir pourquoi.

En fait, non, je sais bien pourquoi. C'est parce que le défunt et moi, on est déjà morts mille fois sur des champs de bataille, on s'est donné le coup de grâce chaque fois que la cavalerie n'arrivait pas à temps, on s'est provoqués en duel, à dix pas, face à face, et chacun son tour. On se figeait net, trois secondes, le visage déchiré d'une grimace, avant de s'écrouler à terre.

Et dire qu'on allait vers l'été.

— C'est Trengoni, j'ai dit, vers le combiné.

— J'ai vu sa mère hier, en passant chez les parents. Tu vas y aller, à l'enterrement ? Elle aimerait bien que tu sois là, la mère Trengoni.

— Pourquoi ?

— … Comment pourquoi ? T'es un peu salaud de demander ça… T'étais son pote, non ?

Ensuite elle m'a dit comment Dario était mort. Mais je n'ai pas voulu y croire. Ce n'est pas comme ça que meurent les amis d'enfance.

* * *

Des mères, en pagaille. La sienne, pas loin du trou et du prêtre, et la mienne, à bonne distance dans la hiérarchie des douleurs, et toutes les autres, avec ou sans leurs rejetons, des garçons, pour la plupart. J'ai l'impression de relire le faire-part : Monsieur et Madame cosi, cosa, coso, cosello, cosieri, cosatello, et leurs enfants

Pratiquement tout le monde, sauf mon père, à cause de sa patte folle. La mère Trengoni n'a pas fini de le visiter, ce cimetière, avec un mari, et désormais, son fils unique. Elle doit se demander si ce départ en France était une bonne opération. Telle qu'on la connaît, elle ne trouvera plus jamais l'occasion d'y retourner, au village, pour ne pas les laisser seuls, ses deux hommes.

Mes sœurs ne sont pas venues, ni mon frère, personne ne le connaissait vraiment, Dario. Juste une figure folklorique du quartier. Ils ont tous pensé que j'étais le seul d'entre nous à avoir une place légitime dans le cortège. Avec Dario, en sortant de l'école, on se cachait pour rire comme des bossus en voyant passer des cercueils vers le cimetière du Progrès. Parce que situé dans la rue du Progrès, derrière la cité de H.L.M. Du même nom.

J'ai un grand-père dans la division voisine. Pour me soustraire à ce bloc de silence je cherche des yeux sa croix en fer forgé que mon père avait ramenée de l'usine. Celle de Dario est toute simple, juste son nom et ses dates. Dans l'attroupement j'essaie de repérer toutes les têtes que je ne connais pas, et j'en trouve quatre ou cinq. Quelques nuages arrivent par le nord. Manquerait plus qu'il pleuve, en plein été. Le prêtre va bientôt cesser de nous sermonner. Arrive le moment le plus redouté, le défilé devant la mère, où les plus peinés la prendront sur leur cœur, et les plus inspirés se fendront d'une petite phrase où il est question d'ici-bas, de là-haut, et bien sûr de là-bas, une vraie connerie bien sentie qui ne réconfortera personne, mais rares sont les occasions, dans le coin, de faire un peu de métaphysique. Certains s'emparent du goupillon, mais ce sont les autres qui m'intéressent, ceux qui restent en retrait, ceux qui n'osent pas et qui pourtant sont venus jusque dans ce cimetière du Progrès, perdu au fin fond d'une banlieue rouge. J'y vais ou j'y vais pas, au goupillon ? Il y a bien cette femme dont le visage est caché par un voile, tout près, sur ma gauche. Elle renifle bruyamment, sûrement trop, je déteste ce genre de démonstrations méridionales. Pour pleurer avec autant de cœur, on en a certainement le droit. Je sens déjà chez elle toute l'étoffe d'une mater dolorosa. Pourtant je ne vois presque rien d'elle, ni ses yeux ni ses jambes, et une intuition me dit que cette femme ne pleure pas en italien mais en bon français. Avec ses paumes devant sa bouche on ne sait pas si elle pleure ou si elle prie.

Dario ? Dario ? C'est qui, cette nana ? Ne me dis pas que tu avais réussi à agripper une Française pour clôturer ta carrière de latin lover de sous-préfecture ? T'as entendu le curé parler de toi ? Ça te semble juste, quand il parle de ta gaieté et du souvenir que tu laisseras en nous ? Tu veux que je t'en fasse une, moi, d'oraison funèbre ? T'étais rien de plus qu'un beau gosse qui attendait que le monde s'en aperçoive, t'étais trop feignant pour devenir un voyou, trop fier pour malaxer de la pâte à pizza. Ce que tu avais de bien à toi ? Pas grand-chose, à part tes idées lumineuses pour tenter de cavarsela comme tu disais, se faire une place au soleil, faire son trou. Mais sans creuser. D'autres s'en sont occupés, aujourd'hui, du trou, et t'auras au moins réussi ce coup-là. Le curé qui prononce toutes ces belles paroles ne soupçonne pas qu'il a été ta première victime, t'avais pas dix ans. Les faux billets de tombola de sa kermesse. Tout ce fric, tu l'avais joué au tiercé. Et qui se souvient de ton passage au radio-crochet de la Fête des Lilas ? T'avais fini deuxième, après un groupe de rock du plateau. T'avais chanté, la main sur le cœur, un vieux truc de Bobby Solo : Una lacrima sul viso… Mon père y était allé aussi de sa petite larme, tellement il riait. Et toi, la reine d'un jour, t'as pensé que ça y était. Voilà ce que tu laisseras dans nos mémoires, une succession de combines invraisemblables dont le seul mérite est de ne jamais t'avoir coûté la taule.