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La cinquantaine pas trop marquée, un nez un peu trop fort pour des joues trop creuses, un sourire qui ne tient pas la route longtemps, et surtout, surtout, une petite lumière dans l'œil qui laisse supposer qu'il préfère abréger les parlotes. Il a beau s'évertuer à passer pour un Américain, quelque chose le trahit. L'estampille du rital malgré lui.

Le barbu s'installe dans le sofa, un autre sbire s'assoit à califourchon sur une chaise, une allumette entre les dents.

— La ragazza a du travail ? dit-il en me montrant Bianca du pouce.

Je vois. Inutile d'expliquer que la ragazza en question est bel et bien chez elle. Bianca est déjà partie. J'ai honte. Mais pour l'instant je préfère les laisser venir sans trop jouer le professeur de bonnes manières. À peine a-t-elle claqué la porte que les sbires se détendent, l'un d'eux allume la télé, un autre ouvre le frigo, le troisième inspecte une ou deux chambres.

On ne me fera pas croire que ces gars sont des livreurs de linge à domicile. Et que leur boss est venu passer un petit week-end au pays.

– Ça fait du bien de revenir ici, Polsinelli… J'avais oublié comment c'était beau, toute cette verdure. C'est la dolce vita. Ils ont de la chance, tous ces braves gens.

Le Noir se tape sur les cuisses en regardant un feuilleton par-dessus l'épaule de son copain. Une reprise de Kojak. Le boss leur demande de se calmer.

— J'ai entendu dire, par chez moi, que les affaires marchaient bien, ici… Good Business… ?

Sa rue est longue, à lui aussi. La diaspora italienne a fonctionné à fond. En moins de dix jours, il a entendu parler du miracle et il a rappliqué ventre à terre.

Le barbu s'enfile des lampées de minestrone à la louche, les autres gloussent comme des gosses en écoutant ces drôles de voix dont on a affublé les acteurs.

Parmi saisit la mallette et la pose sur la table. Un attaché-case comme j'en vois défiler des dizaines tous les jours, avec plein de bonnes choses dedans, des contrats, des sous, des promesses, des rentes à vie. J'attends qu'il l'ouvre pour savoir ce que celle-là me réserve.

— On va faire affaire, tous les deux, hein ?

Il fait sauter les deux loquets d'un coup de pouce et attend un moment.

— Gentil, le Trengoni, un bon bagout… Il m'a embobiné comme un rien. Seulement voilà, Polsinelli. C'est une honte pour moi d'avoir vendu ces terres sacrées. J'ai le respect pour les saints, moi. Mais ce qui est signé est signé, j'ai qu'une parole, Polsinelli. Elle est à toi, maintenant, cette terre.

J'ai pigé, il veut entrer dans le business avec moi et me proposer un marché. Il fait exprès de reculer le moment où il va ouvrir. Je trépigne, les yeux rivés sur le cuir.

— Mais je l'ai vendue une misère, hein ? T'es d'accord ? Et c'est un sacrilège d'avoir fait ça. J'ai honte. Ah si Sant'Angelo savait que j'ai lâché sa vigne pour quelques milliers de dollars !

Il lève les bras au ciel. Et ouvre l'attaché-case. J'écarquille les yeux.

Pour ne rien voir. Absolument rien. La mallette est parfaitement vide.

Il claque des mains, une seule fois. Les autres rappliquent toutes affaires cessantes. Et m'entourent.

— Bon, Polsinelli, mes affaires m'attendent, à New York. Business is business, non ? Tu vois cette mallette ?

— Oui…

— Je la veux bourrée à craquer avant ce soir. Je veux pas un pet d'air dedans, compris ? Et à partir d'aujourd'hui, je veux 25 % de tout ce que te rapporte Sant'Angelo. Je laisserai deux de mes gars ici. Si tu veux, tu peux même les choisir, et je te conseille Bob, c'est un bon masseur.

— Attendez une seconde, dis-je en souriant, vous plaisantez… d'abord j'ai pas un sou de liquide et puis…

— Si tu préfères, y a une autre solution pour remplir la mallette, c'est exactement le volume qui peut contenir un corps humain de ta taille après avoir passé un moment entre les mains de Bob. Je le sais par expérience, on a essayé la semaine dernière.

Je n'ai pas eu besoin de traducteur quand le Bob en question a précisé : sans les chaussures. Tous ensemble ils m'ont tiré les oreilles, pincé les joues et tapé dans la nuque, et n'ont cessé que quand ma tête a doublé de volume.

— T'es un bon gars, Polsinelli… vous faites un joli couple, avec la ragazza. Elle est gentille, cette petite.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— T'as jusqu'à ce soir pour me dire oui. C'est facile de nous trouver.

— Vous êtes… Vous êtes dans quel hôtel de Sora ?

— Tu crois que je vais dormir dans ce trou du cul de bled de merde ? Au milieu de tous ces péquenots ? On est à l'Hôtel des Platanes, à Frosinone. Mais t'inquiète pas, nous on saura où te trouver.

Ils se sont approchés de la sortie. J'ai cherché à les retenir.

— Dites donc, ça marche bien le nettoyage à sec, en Amérique. Je comprends mieux pourquoi tout le monde est si propre, à la télé.

Le boss traduit aux autres, qui éclatent de rire.

— Vous avez de la famille, dans le béton ? je demande à Parini.

— Oui.

— Vous roulez toujours en Cadillac blanche ?

— Oui.

— Vous êtes marié à une Sicilienne ?

— Oui. Comment tu sais ça ?

— Comme ça. Une intuition…

J'ai toujours entendu dire qu'il fallait réunir ces trois conditions pour entrer dans LA grande famille des Italo-Américains. Je voulais juste vérifier.

En marchant vers les vignes j'ai essayé de me raisonner, de me dire que tout ça, c'était de la blague. Que tout allait s'arranger avec un peu de bonne volonté. Sans parvenir à me convaincre. Ma chemise est déjà trempée de sueur, et la chaleur n'y est pour rien. Des tics nerveux me mangent le visage, je ne sais pas quoi faire de mes mains. 25 % pour les Cadillac blanches ? Combien pour les autres ? Pour l'Église, pour la ville entière, pour Dario.

Un groupe de tracteurs a pétaradé dans mon dos. Je me suis garé sur le bas-côté pour les laisser passer, mais l'un d'eux a fait hurler la sonnerie rauque qui lui sert de klaxon, les trois autres lui ont fait écho, et ça m'a cassé les oreilles. Les fermiers perchés au volant ont ri. L'un d'eux a dévié vers moi pour engager sa roue droite dans le bas-côté, les autres m'ont encerclé dans un ballet de queues de poisson qui m'a enfermé dans une prison de moteurs assourdissants et de klaxons infernaux.

J'ai plaqué les mains sur mes oreilles.

— Mais qu'est-ce que je vous ai fait merde ! j'ai gueulé, en français.

Au moment où deux machines me prenaient en étau, j'ai sauté entre deux roues et me suis retrouvé en bas d'un fossé, la gueule dans une mélasse grouillante.

Ils ont poursuivi leur chemin. Le dernier engin de la file a serpenté un bon moment sur le sentier, l'homme m'a crié quelque chose que je n'ai pas pu entendre.

On veut me faire payer. Dans tous les sens du terme. Un compte à rendre à tout le village ? Une vengeance divine ?

Mais je ne suis pas Dario.

Vous ne m'aurez pas.

Personne n'a vu que j'étais englué de boue. Tout le monde s'en fout, même le dottore qui ne sort pratiquement jamais le nez de ses chiffres. Il m'a demandé d'étudier la proposition de deux paysans qui possèdent les quatre hectares de champs de blé adjacents aux terres. Ils proposent de me les céder au prix fort pour agrandir la vigne. Ou à un prix raisonnable si je les intéresse aux récoltes. Le dottore a déjà fait les calculs et me farcit la tête de pourcentages, de bénéfices et d'un tas d'autres choses dont je me contrefous. On veut me voir crever, et toutes les additions du monde n'y changeront rien.