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Les gens changent de trottoir.

La terrasse du café est pleine et parfaitement silencieuse.

On t'aime trop pour te laisser partir… avait dit le gosse, hier.

Tous ces visages muets, aux fenêtres.

Immobiles.

Un taxi débouche du coin de la rue, je me précipite presque sous ses roues, il pile.

— Vous êtes cinglé ou quoi ! gueule le chauffeur.

Il est à vide, je veux m'engouffrer à l'arrière mais il bloque la porte.

Au loin, derrière le camion des pastèques, je repère une silhouette discrète qui lui fait signe de ne pas me prendre.

— Peux pas, j'ai une course…

Je ne sais plus quoi faire, je ne tiendrai pas longtemps face à cette conjuration. Je fouille dans mon sac et sors une liasse de fric bien compacte. Je n'ai aucune idée de la somme.

— Tout le paquet si vous me sortez de la ville…

Le gars, prêt à partir, hésite un instant devant la liasse. Puis il regarde le groupe d'hommes qui approche doucement vers nous.

— Bon, montez…

J'ai à peine le temps de monter qu'il démarre comme un damné, les hommes hurlent de rage.

— Va fan'culooooo ! leur crie le taxi, avec un bras d'honneur.

Il évite de justesse deux piétons, on balance des objets sur la carrosserie, le chauffeur s'en fout, et nous, nous fonçons droit vers le Ponte di Ferro pour sortir de Sora.

— Vous avez des problèmes, signor ? me demande-t-il, en riant presque.

— Vous allez en avoir aussi.

— Moi ? Des problèmes ? Je connais pas ça, je suis napolitain.

Son accent le prouve et sa conduite aussi. Les Napolitains ne connaissent qu'une version très expurgée du code de la route, elle se résume à une seule règle d'or : « N'arrête jamais de rouler, des fois qu'on te vole les pneus. » Le taxi grimpe une petite colline, je peux voir au loin la cascade d'Isola del Liri, un petit village voisin par lequel il faut passer pour rejoindre le chef-lieu.

— Maintenant qu'on est sorti, on va où ?

– À la gare de Frosinone.

— Avec la liasse que vous m'avez montrée je vous emmène à Rome, si vous voulez…

Elle était si grosse que ça, cette liasse ? Dans la précipitation je n'ai pas eu le temps de compter.

Le taxi ralentit.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Regardez devant vous, signor… C'est ça que vous appelez un problème ?

Les deux Cadillac nous arrivent de front à faible allure. Côte à côte, elles sont plus larges que la route. Le taxi s'arrête.

— Hé… C'est vous qu'ils cherchent, ces gars ?

Il s'arrête en face des deux monstres blancs, et croise les bras, calme, pas le moins du monde étonné.

— Mais faites demi-tour ! On va pas rester là ! On peut retourner vers…

– Écoutez, signor, gardez votre pognon, j'évite les problèmes parce que je sais bien les repérer. Tout Sora c'est rien à côté de ces quatre gars-là. Et moi je suis qu'un Napolitain…

Joe, le barbu, est apparu en premier, Henry, le Noir, l'a suivi avec un flingue tendu. Parini est apparu, précédé de son troisième homme de main.

Trois pétards sous le nez du taxi, je regarde tout ça comme un spectateur. Presque distrait. Et déjà résigné.

— The guy is mine… dickhead[2], fait Parini au Napolitain.

— Non c'è problema… Non c'è problema ! Calma !

Pas eu le temps de dire un mot, Henry et Joe m'ont empoigné comme un sac de fiente pour me jeter à l'arrière de leur bagnole. Celle de Parini a démarré en premier, direction Sora, Henry a suivi, et Joe m'a maintenu la tête sous la banquette avec le calibre sur la tempe.

Pendant que mon front frottait contre le cuir du siège, ils n'ont pas arrêté de parler dans un argot new-yorkais incompréhensible, j'ai essayé d'entendre un mot, une indication sur le sort qu'on me réservait. L'un a dit qu'il avait envie de mortadelle. Il s'est étonné qu'on trouvait de la pizza aussi en Italie, mais moins bonne que chez lui. L'autre a répondu que les bagnoles qu'on louait à Rome étaient de vraies carrioles. Mais je ne suis pas sûr d'avoir bien tout compris.

* * *

— T'as réfléchi, Polsinelli ?

Le visage à quelques centimètres de la vase, j'ai hurlé un oui, tout de suite. La rive du Liri est parfaitement déserte. Henry et Joe, qui me retenaient par les cheveux à la surface du fleuve, m'ont ramené vers le bord.

— Vingt-cinq pour cent ?

— C'est d'accord…

— C'est d'accord ? Alors, où tu les as mis ? a demandé Parmi, tout en dégustant un énorme morceau de pizza ruisselante.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Quand il a claqué dans ses doigts, j'ai eu droit au petit rafraîchissement que je pensais bien avoir évité.

L'eau brouillée m'est rentrée par le nez et m'a glacé les yeux. J'ai tenu, quelques secondes, immobile, et j'ai secoué la tête comme un forcené pour qu'ils abrègent la torture, ça a duré un siècle, j'ai même voulu plonger entièrement sans pouvoir me délivrer de cette main crispée sur ma nuque.

— Tout ce que je vois, c'est que t'as essayé de nous fausser compagnie, c'est pas vrai, peut-être ? Où tu les as mis ? a demandé Parmi, pendant que je regonflais mes poumons.

— Je n'ai… pas… l'argent sur moi…

Parmi jette sa croûte de pizza à l'eau et s'essuie les doigts avec le mouchoir qu'on vient de lui tendre.

– Écoute, Polsinelli. Je suis né ici, mais j'ai pas l'intention d'y finir. Mais toi, si tu y tiens, on peut t'arranger ça. Moi, je vais pas m'éterniser chez ces ploucs. Rien que là où on a dormi hier, mes gars avaient l'impression de coucher dans une étable. Alors, basta, tu piges ?

— J'ai pas le fric… attendez les prochaines vendanges…

Il a claqué des doigts. J'ai gueulé à mort, ils m'ont plongé jusqu'à la ceinture, ma bouche s'est remplie d'eau et là, ma gorge a explosé.

Mon corps a cessé de lutter, net.

Temps mort.

On m'a hissé sur la rive.

Une gifle m'a ranimé.

— Maintenant c'est cinquante-cinquante, Polsinelli. Metà per uno, capish ? Fifty-fifty, O.K. ?

— … Oui…

— T'as une dette, Polsinelli. Demain matin je veux te revoir avec ce que t'a rapporté la moitié de la vente des 30 000 litres. Compris ?

Non, je n'ai pas tout compris. Les portières ont claqué, au loin. De hautes herbes humides et boueuses me recouvraient le visage. Mon souffle a fini par s'apaiser, doucement. J'ai fermé les yeux. Les vêtements trempés m'ont glacé les os mais je n'ai pas eu la force de les enlever. Une voiture est passée à toute allure, sans me voir. J'ai eu envie de me traîner au bord de la route pour en arrêter une. Et rentrer chez Bianca. Sans savoir si elle voulait encore de moi. Mais, là aussi j'ai renoncé, un regain de conscience m'a interdit de demander de l'aide à un gars qui ne demanderait pas mieux que de me faire passer sous les roues. Et de recommencer une fois ou deux, pour être sûr.

Tu te venges, Sant'Angelo…

C'est la seule explication. Tu m'en veux à ce point-là ?

Demande-moi ce que tu veux. Fais-moi expier. Mais sois clément.

Fais quelque chose.

Juste un signe.

En rampant, j'ai trouvé une pierre plate et sèche, où j'ai posé la tête.

* * *

Nuit.

Une portière qui claque. J'ai cru qu'ils revenaient.

Deux hommes tout en noir se sont penchés vers moi pour me tirer du fossé, l'un sous les aisselles et l'autre par les jambes. Et m'ont engouffré à l'arrière de la Mercedes. C'est quand on m'a posé une couverture sur les épaules que j'ai reconnu les deux émissaires du Vatican.

Juste à côté de moi, j'ai enfin pu voir le visage de cet homme qui hier accompagnait l'évêque sans pourtant sortir de la voiture.

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2

Ce gars est à moi, tête de nœud…