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Un visage maigre, des petites lunettes ovales, des cheveux coupés en brosse, des lèvres épaisses où on lit un sourire calme. Il porte un costume noir avec une petite croix au revers. Patiemment, il a attendu que je retrouve mes esprits, sans bouger, sans rien dire. Je me suis emmitouflé dans la couverture en me recroquevillant le plus possible.

— Vous traversez de pénibles épreuves…

— Vous parlez français… ?

— Je parle quatre langues, mais je n'utilise pas la vôtre aussi souvent que je le voudrais.

— Vous vous débrouillez plutôt bien.

Une voix sereine qui apaise tout ce qui se passe autour. Un regard totalement relâché, des yeux fixes qui ne cillent jamais. Aucune comparaison avec tous ces hystériques dont on ne voit que les dents et qui crachent leurs mots. Il pose le bout de ses doigts sur mon avant-bras.

— N'attrapez pas froid. En été, c'est redoutable.

— Vous me raccompagnez ?

— Bien sûr.

Il fait signe à ses hommes de monter et de démarrer. Une vitre nous sépare d'eux. Je n'ai pas eu besoin de leur donner l'adresse.

— Qui peut prétendre voir clair dans les desseins du Seigneur ? Vous êtes le propriétaire de cette vigne, monsieur Polsinelli ?

— Oui. Et vous ?

— Mon nom ne vous dirait pas grand-chose. Disons que je suis un homme de finances, il en faut n'est-ce pas ? C'est même une rude tâche que de gérer le patrimoine de l'Église.

— … ?

— Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais pour simplifier on pourrait dire que je suis en quelque sorte, le banquier… Oui, disons-le, le banquier du Vatican.

Les caves du Vatican, les trésors du Vatican et toutes les histoires qu'on raconte à ce sujet. Je me suis mis à trembler sans plus savoir s'il s'agissait du froid. J'ai réussi à freiner une tempête de curiosité qui m'aurait fait poser deux mille questions plus indélicates les unes que les autres.

— Demain aura lieu cette messe. Vous vous doutez bien qu'une telle cérémonie servira d'« officialisation » — le mot est correct ? — du culte de Sant'Angelo par notre Église. Vous rendez-vous compte de ce que ça suppose ?

Que le miracle est homologué. La vigne devient un authentique lieu saint. Reconnu et honoré par la plus haute autorité.

Je ne voulais pas faire remonter les choses aussi loin. Dario non plus. Je comprends mieux l'acharnement des deux enquêteurs.

— Des milliers de pèlerins vont venir se recueillir aux pieds du saint. Il faudra construire une nouvelle chapelle, organiser des offices, et cætera… Demain sera un grand jour. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Le plus grand mal. Je n'avais rien prévu de tout cela. Rien. Ni le raz de marée des commerciaux, ni le débarquement des Américains, ni la convoitise de la ville, ni le doigt de Dieu qui pointe son sacrement. Je voulais juste un petit coup d'éclat, un petit miracle aux alouettes, et basta, je rentrais chez moi avec une prébende. Voilà.

Il a croisé les bras, avec toujours cet étrange sourire aux lèvres. À la réflexion je me demande si c'est vraiment un sourire.

— Mais imaginez un instant qu'au lieu de cette bénédiction on annonce aux fidèles que toute cette entreprise diabolique n'a servi qu'à leur extirper le denier du culte. Que des impies ont violé la mémoire d'un saint pour engraisser les marchands du Temple.

— Qu'est-ce que vous voulez dire… Je ne.

— Que la chapelle a brûlé à l'essence, que la statue a été ignifugée, que la bâtisse a été soigneusement « préparée » pour s'ouvrir ainsi, et que Marcello Di Palma est un formidable acteur. Vous niez ?

À quoi bon. Depuis le début j'ai senti que ces gars-là n'étaient pas du genre à crier hosanna devant un tas de braises mortes. Dario a essayé de jouer au plus fin avec les ministres du Très Haut. Voilà. Et comme un con, j'ai suivi. Comment ai-je pu me croire assez malin pour rivaliser avec eux ?

Hein, Antonio ? T'as l'air de quoi, maintenant. Fallait bien que ça finisse un jour. À côté d'eux, Parini et ses trois petites frappes sont des guignols.

— Qu'est-ce que vous comptez faire ? je demande.

— Crier publiquement le sacrilège. Vous remettre aux autorités, et notre mère l'Église veillera à ce que vous ne sortiez pas de la geôle avant trente ans. Elle en a le pouvoir. Imaginez la déception de nos fidèles et de tous ceux que vous avez trompés. Le peuple de Sora et de toute la région. Et je ne parle que de la justice des hommes. La moins terrible. Vous avez commis le péché suprême.

La voiture est déjà entrée en ville.

– À moins que vous et moi nous trouvions un modus vivendi. La solution la plus heureuse pour nous tous. Le principal est d'épargner à nos fidèles un aussi cruel aveu, je vous l'ai dit, qui peut prétendre voir clair dans les desseins du Seigneur ? Peut-être vous a-t-il délégué, vous, pour rendre hommage à notre bon Sant'Angelo, trop tôt oublié, je vous l'accorde…

Silence. Je me mords la lèvre pour éviter de dire une connerie.

— Et avec tout l'argent que pourrait rapporter la récolte de ce vin, nous saurions quoi faire. Nos projets sont multiples. Bâtir un hôpital, créer un lieu saint, des écoles. Nous n'avons pas encore décidé. Il nous faut tant d'argent pour toutes les œuvres qui nous restent à accomplir. Ce vin pourrait être une aubaine pour tous les malheureux. Je vais sans doute vous l'apprendre, mais nous avons été surpris par la somme des demandes de paroisses qui voudraient utiliser le vin de Sant'Angelo pour célébrer les offices. C'est là que nous est venue l'idée d'en faire le vin de messe officiel à travers toute l'Italie…

— Vous plaisantez… ?

— Est-ce que j'en ai l'air, monsieur Polsinelli ? Mais, après tout, rien de ceci ne vous regarde. Ma proposition est simple : vous lâchez tout, les actes de propriété, les réserves, et tous vos calculs dérisoires. Nous savons mieux que tous les petits gestionnaires que vous fréquentez comment procéder. Autrement dit : faites-nous un don…

— Un don ?

— Disons qu'aux yeux de tous c'en sera un. En contrepartie nous versons annuellement 500 000 de vos francs sur un compte anonyme que vous ouvrirez dans la banque de votre choix.

La voiture s'arrête devant chez Bianca. Les derniers clients du bar sont hypnotisés par mon arrivée en Mercedes. Le conducteur sort pour m'ouvrir la porte. Le patron du bar croit à une hallucination.

— J'ai entendu dire que vous aviez des problèmes avec la ville. Et peut-être avec d'autres, encore…

— Vous êtes bien renseigné.

— Les voies du Seigneur sont impénétrables, n'est-il pas… Réfléchissez à cette proposition. Mais avez-vous le loisir de refuser ?

Non. Bien sûr que non. Il le sait aussi bien que moi.

— Et sachez que si vous acceptez notre marché, vous bénéficiez totalement de notre protection. Je ne pense pas que qui que ce soit oserait la mettre à l'épreuve.

Avant de repartir, il a ajouté :

— Pour ça, ne vous faites pas de souci. Je passe vous prendre vers onze heures ? Et nous irons ensemble à la cérémonie, n'est-ce pas ?

Il a relevé sa vitre et leur voiture s'est évanouie en silence.

Autour de moi, des visages mauvais, étonnés, silencieux.

J'aurais pu me faire lyncher dans la plus grande impunité.

Mais personne n'a osé m'approcher à moins de dix mètres.

J'ai senti comme un champ magnétique tout autour de moi.

Bianca a tout vu de sa fenêtre. Elle a disparu, un moment.

Et j'ai entendu la porte de sa maison s'ouvrir.

* * *

— On a oublié le verrou, je te dis.

— La serrure et le verrou, à double tour, j'ai déjà vérifié, Antonio. Essaie plutôt de dormir, le jour va se lever.