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— Pour quoi faire, dormir ? T'as du Tranxène ? Il est quelle heure ?… Ou du Valium, oui, ça c'est bien… Ou du Temesta, juste un ou deux. S'il te plaît.

— J'ai rien de tout ça… Je peux te faire une tisane…

— Une tisane ! Tu te fous de qui ? Ils sont pourris ces volets… Ils servent à rien, je te dis… T'as de l'alcool ? De la grappa, un truc… Je sais pas…

— Du vin ?

— Du vin… Je veux plus entendre parler de ce putain de vin… J'ai envie de… J'ai envie de… Comment on dit « gerber » dans ta langue ? « Gerber », vous gerbez jamais, vous, les ritals ? Je suis sûr que le verrou n'est pas fermé des fois on est sûr d'avoir fait un truc, on en est persuadé, à tel point qu'on l'oublie, il est quelle heure… ?

* * *

— Réveille-toi, Antonio. Ça va être l'heure de la messe.

… Les vignes… Il faut que je rejoigne les vignes…

— Bianca… ? Il est quelle heure… ?

— Presque onze heures. Tu t'es endormi il y a deux heures à peine.

Oui… Je me souviens. Le soleil était déjà haut. Mes paupières ne s'ouvrent plus… Il faut que je rejoigne les vignes… Le banquier a raison. Sans sa protection je suis foutu. Il va tout reprendre en main. Et je pourrai rentrer à Paris…

— Une voiture m'attend en bas ?

— Oui. Une grosse.

— Une Mercedes ?

— Non. Une Cadillac.

— … ?

— Et la deuxième cherche à se garer…

Je me rue sur Bianca et la secoue de toutes mes forces, elle hurle.

— Tu veux me faire crever ici ou quoi !

— Tu deviens fou, Antonio !

Elle éclate en sanglots et m'envoie une gifle en pleine gueule.

Je jette un coup d'œil dehors à travers les rideaux. Ils sont là. Ils m'attendent. La Mercedes n'arrive pas.

— Aide-moi, Bianca…

Elle essuie ses larmes avec un coin de tablier. Lentement, elle reprend son souffle et réfléchit un instant.

— Tu veux vraiment sortir ?

— Oui…

— Dans le patio… Il y a la vespa de mon père. Elle marche encore, je la prête souvent.

— Et alors ?

— Je sors la première pour les retenir une seconde, et tu files. Et ensuite, j'ai plus qu'à prier pour toi, Antonio…

* * *

J'enfourche la mobylette, elle sort, j'attends un instant et fonce dans la rue sans me retourner, une voiture m'évite de peu, je fais hurler le moteur.

J'avale la Via Nazionale en trois coups d'accélérateur, je ne peux plus regarder en arrière, on gueule sur mon passage, le soleil m'aveugle.

Ne pas regarder en arrière…

La route se resserre, je suis déjà à la limite de la ville. Je sors de l'asphalte pour m'engager dans le chemin de pierraille.

Quelques bêtes à cent mètres de moi, le berger lève les bras pour me prévenir, je ralentis une seconde et regarde derrière moi. Les Cadillac me talonnent, je contourne le bétail, trop vite, et je dérape dans le fossé en hurlant.

Projeté contre un arbre.

Je suis sonné mais parviens à me relever, cassé en deux, une cheville me fait hurler de douleur, le berger fonce vers moi en gueulant, le bâton brandi en l'air. Je m'enfonce dans les bois, deux coups de feu résonnent, je cours n'importe où, des branches me giflent, je trébuche dans des buissons. La brûlure au pied m'arrache des cris rauques que j'essaie de réprimer pour éviter qu'ils me repèrent.

Ces salauds vont m'avoir…

La forêt est immense, si je m'y perds, les autres s'y perdront peut-être aussi… Je ne sais pas comment rejoindre les vignes… Il faudrait que je m'arrête un instant pour me repérer dans cette jungle…

Impossible. Pas le temps.

Ces salauds ne m'auront pas.

* * *

J'ai couru longtemps, la cheville brûlante, sans pourtant sentir la douleur. À bout de souffle, je me suis écroulé à terre.

Tout est redevenu silencieux.

Et j'ai attendu. En soufflant comme un bœuf écorché.

Lentement j'ai relevé la tête. Et puis, au loin, entre les frondaisons, j'ai vu cette fenêtre.

Une phrase m'est revenue en mémoire.

Tu vois les lumières, là-bas, derrière les arbres ? C'est là que j'habite. Je voulais juste, te dire ça… Si t'as besoin de t'abriter

C'est la maison de Mangini. Sans savoir encore pourquoi, j'ai poussé un soupir.

* * *

Des larmes me sont montées aux yeux quand il a ouvert la porte. Nous sommes restés un instant, l'un devant l'autre, sans savoir quoi dire.

— Signor Polsinelli… ?

Il m'a fait entrer dans une grande pièce presque nue avec une gigantesque table en chêne de plus de trois mètres de long. Je m'assois et me masse la cheville, ivre de fatigue. Mangini prend un air dégagé, comme s'il n'avait pas senti que j'étais mort de peur.

– Ça fait dix fois que je l'invite depuis son arrivée, mais je ne pensais pas qu'il viendrait juste aujourd'hui… Quand tout le monde s'agite autour de ses terrains.

— Dites, Signor Mangini, je peux me reposer un instant chez vous… ? On cherche après moi, ce serait trop long à vous expliquer…

Il se dirige vers un placard et sort sa carabine, qu'il charge et pose sur la table.

— Personne ne pourra vous retrouver, ici. À moins qu'il ait dit à quelqu'un qu'il allait chez ce vieux brigand de Mangini… ?

— Non, personne ne le sait.

Entre ses murs, sa présence et son fusil. Je me suis senti tout de suite en sécurité.

— Dites… Vous n'êtes pas si vieux que ça, Signor Mangini.

— Qu'il me donne un âge.

— Soixante.

— Merci. J'en aurai soixante-treize le mois prochain.

Sa troisième personne de politesse est revenue, comme un automatisme.

— Qu'est-ce qu'il pense de ma maison ?

Elle est superbe. Une petite villa à deux étages, en plein cœur de la forêt. Le refuge rêvé pour un ermite qui ne fait pas son âge.

— J'ai construit ça tout seul, en 53. Parfaitement seul. Pas un seul homme dans le village n'est venu m'aider.

Il a dit ça sur un ton de rancune et de fierté mêlées, une petite vacherie revancharde à laquelle je ne m'attendais pas.

— Parce que tout le monde me hait dans ce village, on ne lui a pas dit ?

Je ne comprends pas pourquoi il dit ça mais, vu ce que les gens de Sora m'ont fait subir, je suis tout prêt à le croire.

— Tout le monde a l'air de bien vous respecter, Signor Mangini.

— C'est pas du respect, c'est du silence !

Je ne cherche pas à en savoir plus. Tout ce que je veux, c'est m'attarder le plus longtemps possible dans cette maison qui sent bon la pierre sèche et le bois ciré.

Justement, à mesure que nous parlons, une odeur me saisit par surprise, je la sens graduellement monter, j'en cherche l'origine partout dans la pièce. Mangini n'y prête aucune attention, comme si son nez en était saturé depuis des lustres. Le mien frémit plusieurs fois, l'accoutumance à l'odeur s'installe petit à petit, et je la perds déjà. Un parfum bizarre, hybride, végétal, chaud et fade à la fois, sans couleur. Elle ne fait appel à rien que je connaisse déjà, mais suggère un mélange de choses qui, prises indépendamment, ont toujours fait partie de ma vie.

— Allez, il doit se reposer un peu, il peut enlever son gilet, Signor Polsinelli. Il doit avoir faim avec tout ce qui se passe, non ? J'allais justement me mettre à table. Il sent ce qui arrive de bon, là derrière… ?

De la bouffe ? Une odeur de graillon ? J'aurais pu tout imaginer sauf ça, de la vapeur de foin séché, le remugle d'un herbier jamais ouvert, des émanations de braises et de cendres, tout sauf quelque chose qui cuit en vue d'être goûté. C'est bien le contraire de chez Bianca, où le moindre fumet me donne envie d'une orgie romaine. Pourtant je ne me sens pas vraiment rebuté par ce qui mijote. Curieux, tout au plus. En deux mouvements il a dressé le couvert. Quand il a sorti une troisième assiette, je me suis levé lentement.