— Tou peux l'attendre déhors, no… ? Ça fé mauvais effet sour les clients.
Un quart d'heure plus tard elle est entrée. On nous a arrangé un coin à l'écart, une table excentrée de la scène. La dame n'a pas eu le temps de se préparer. Peu de maquillage. Pas de parfum. Juste quelques bijoux. Je ne lui ai pas laissé le temps de jouer l'affolement.
— Qui a essayé de me tuer ?
— Qu'est-ce que vous dites ?
Je lui ai donné des détails. Elle n'a pas essayé de feindre la surprise. Ses yeux trahissaient un soupçon de détresse et une lourde fatigue. Elle a tiré des petites bouffées nerveuses de sa cigarette, a demandé un verre. La voix du crooner est parvenue jusqu'à nous, elle a dressé l'oreille.
– Ça n'arrivera plus, je vous le jure, Antoine.
J'ai senti qu'elle m'échappait doucement. Comme si elle oubliait ma présence pour celle du chanteur.
— Je ne savais pas qu'il m'aimait encore à ce point, vous savez ?
— Mais qui, bordel ? ? ?
Elle s'est tue, absente. Au plus mauvais moment. En moins de deux minutes elle s'est déjà évaporée. Malgré toute l'absurdité de la situation, j'ai rapidement compris que je ne pourrais pas rivaliser avec la complainte déchirante du jeune rital. Il décochait ses Ti amo Ti amo Ti amo avec fièvre et ardeur.
— Mon mari.
Chaque expression de son visage, chaque crispation de ses mains, chaque battement de cils trahissaient le manque de Dario.
— Il m'a fait suivre durant des mois. Quand nous nous sommes rencontrés, vous et moi, je ne le savais pas encore, je vous le jure.
On lui a servi un autre verre. À l'endroit où nous étions, il était impossible de voir le chanteur, et pourtant elle a essayé cent fois.
— Il y a des années de cela, il m'a dit que si je le trompais, il ferait tuer mon amant. Il a eu peur de me perdre, vous savez…
Je suis resté hébété un bon moment, sans comprendre, sans réaliser vraiment ce qu'elle venait de dire. Puis je l'ai attrapée par le bras et l'ai secouée fort pour qu'elle m'accorde un peu plus d'attention.
— Et qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, moi ?
— Presque rien… mon mari a su que j'avais une liaison, et au début, il n'a pas cherché à m'en empêcher. Il n'aurait pas pu, d'ailleurs. Quand Dario est mort, je lui ai juré que je ne le tromperais plus jamais. Mais il n'a pas cessé de me faire suivre, nous nous sommes rencontrés, ici, vous et moi, et il a tout de suite imaginé que je trahissais ma promesse. Mettez-vous à sa place… Me savoir une fois de plus dans les bras d'un…
— Dans les bras d'un quoi ? D'un rital ? D'un Dario ?
— Pourquoi pas…
Oui, pourquoi pas, après tout. Je ne me serais sans doute pas fourvoyé dans les rêves d'un autre que lui. Alors pourquoi pas dans ses draps.
— C'est ridicule… J'ai failli crever à cause de…
— Vous ne risquez plus rien. Je vais tout lui expliquer, tout lui avouer. Tout de suite. Je suis désolée, Antoine.
On a entendu des applaudissements. Elle a tourné la tête pour tenter à nouveau d'apercevoir le chanteur, et j'en ai profité pour m'esquiver. Je suis sûr qu'elle ne s'est rendu compte de rien.
Dehors, le calme m'est revenu. Je me suis demandé s'il ne valait mieux pas laisser passer la nuit avant de rentrer au studio.
Sur le trottoir d'en face, j'ai vu le portier du George V près de la porte à tambour. Ça m'a rappelé l'époque où mon frère était ramoneur, quand il s'était occupé de toutes les cheminées de ce prestigieux endroit. Il nous avait tout raconté, les suites, les loufiats, les stars, le luxe, tout. Comme dans un rêve.
C'était le moment de vérifier si tout ça était bien exact.
Le lendemain, au petit déjeuner, j'ai lié connaissance avec un vieux monsieur qui s'ennuyait en attendant que sa femme descende de leur chambre. Il avait envie de causer et m'a invité à sa table. Il a vu que j'ai très vite renoncé au café rien qu'en jetant un œil sur la tasse.
— Vous êtes sans doute d'origine italienne, non ?
— Si.
— Alors vous savez cuisiner les nouilles.
Un raccourci aussi inattendu m'a fait sourire.
— Les nouilles, non. Uniquement les pâtes.
— Les pâtes, si vous préférez… Vous savez les accommoder ?
— Certaines, oui. Mais les pâtes sont bien plus qu'un aliment en mal de sauce.
— C'est-à-dire ?
— Elles forment un univers en soi, à l'état brut, dont même le plus fin gourmet ne soupçonne pas toutes les métamorphoses. Un curieux amalgame de neutralité et de sophistication. Toute une géométrie de courbes et de droites, de plein et de vide qui varient à l'infini. C'est le royaume suprême de la forme. C'est de la forme que naîtra le goût. Comment expliquer sinon qu'on puisse dédaigner un mélange de farine et d'eau quand il prend tel aspect, ou l'adorer quand il en prend un autre. C'est là qu'on s'aperçoit que l'arrondi a un goût, le long et le court ont un goût, le lisse et les stries aussi. Il y a forcément quelque chose de passionnel là-dedans.
— De passionnel ?
— Bien sûr. C'est parce que la vie elle-même est si diverse et si compliquée qu'il y a autant de formes de pâtes. Chacune d'elles renvoie à un concept. Chacune va raconter une histoire. Manger un plat de spaghettis, c'est comme imaginer le désarroi d'un être plongé dans un labyrinthe, dans une entropie inextricable de sens, dans un sac de nœuds. Il lui faudra de la patience et un peu de dextérité pour en venir à bout. Regardez comment est fait un plat de lasagnes, vous n'y verrez que la couche apparente, le gratin qu'on veut bien vous montrer. Mais notre individu veut voir les strates inférieures, parce qu'il est sûr qu'on lui cache des choses profondément enfouies. Pour s'apercevoir peut-être qu'il n'y a rien de plus qu'en surface. Mais d'abord il va chercher, se perdre, et traverser un long tunnel obscur sans savoir s'il y a quelque chose au bout. Il n'y a là rien de plus creux, de plus vide, et de plus mystérieux que dans un simple macaroni. En revanche, le ravioli, lui, renferme quelque chose, on ne sait jamais vraiment quoi, c'est une énigme dans un coffre qu'on n'ouvre jamais, une boîte qui va intriguer notre sujet par ce qu'elle recèle. Vous savez, on prétend qu'à l'origine ces raviolis étaient destinés aux navigateurs. On enveloppait des restes de viandes et des bas morceaux hachés dans une fine couche de pâte, en espérant que les marins ne chercheraient pas à savoir ce qu'ils mangeaient.
— Vraiment ? Et le tortellini, ça peut rappeler quoi ? L'anneau, la bague ?
— Pourquoi pas le cercle, tout simplement. L'histoire sans fin. La boucle. Partir. Pour retourner forcément là d'où l'on vient.