En rangeant la bouteille, il n'a dit qu'un mot.
— Rigatonis…
— Qu'est-ce que ça veut… Pourquoi tu parles de rigatonis ?
— Parce que c'est ça qu'il a mangé. Des rigatonis.
— Comment tu le sais ?
— Parce que c'est moi qui te le dis.
Le genre d'arguments formels qu'il affectionne.
— Explique-toi, porco Giuda !
Les rigatonis sont des pâtes larges, trouées et striées afin de mieux s'imprégner de sauce. Un calibre assez gros pour diviser une famille en deux, les pour et les contre, et chez nous, mon père à lui seul se chargeait du contre. Il a toujours détesté les pâtes qu'on mange une à une et qui remplissent la bouche. Il est fervent défenseur des capellinis, le plus fin des spaghettis, cassés en trois et qui cuisent en quelques secondes. Est-ce pour le geste agile de la fourchette slalomant dans une entropie frétillante, ou bien cet étrange sentiment de fluidité dans le palais, mais il n'en démord pas. Il masque quand la mère nous en fait, des rigatonis. De là à leur imputer la mort de Dario, il abuse.
— Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? je demande, la voix haut perchée, avec un demi-sourire.
Pour toute réponse il rallume la télé et s'installe dans le fauteuil. La musique d'orgue de Barbarie du ciné-club de la deuxième chaîne nous plonge dans un drôle de climat.
— Laissez-moi, je regarde le film.
Ma mère, avec un geste discret de la main, me demande de laisser tomber. Après tout, elle le connaît mieux que moi.
Je ne dois pas louper le dernier bus. Avant de partir, j'embrasse mon père qui ne devrait plus tarder à aller soigner sa jambe.
— C'est quand, la cure ?
— Domani mattina, dit ma mère. Et ça me tarde… elle ajoute, sans qu'il l'entende.
Je suis sur le seuil de la porte et pourtant j'hésite, moi qui ne me fais jamais prier pour quitter cet endroit. Il faut que je reparte à la charge. Une dernière fois.
— Dis, c'est quoi, cette histoire de rigatonis… ?
Il s'est levé d'un bond, pour hurler, et j'aurais pu m'attendre à tout sauf à ça, il a gueulé en me traitant de crétin, et en me donnant l'ordre de partir, de rentrer chez moi, à Paris, en hurlant que je n'avais rien à foutre dans cette maison.
Ma mère est sortie de la pièce, peut-être pour fuir sa colère, et il a remis ça, en disant que c'était déjà assez pénible de partir en cure, et que personne n'était là pour l'aider. Il a conclu en disant qu'un jour ou l'autre je pourrais bien faire la même fin que Dario.
Un grand numéro. Une représentation exceptionnelle.
Pendant tout ce déferlement de hargne j'ai regardé du côté de la télé. Histoire de ne pas baisser les yeux à terre. Quand il m'a flanqué dehors, je n'avais toujours pas pigé pourquoi il m'avait pris pour cible. En revanche, j'avais compris pourquoi il tenait tant à le voir, ce film. La marche sur Rome. L'histoire de deux apprentis fascistes qui s'endoctrinent pour un plat de polenta.
Ça ressemblait à un souvenir de guerre.
Agité, chiffonné dans les draps, la nuit a fini par me donner un peu de fièvre. Avec les souvenirs de Dario qui m'ont brûlé le front en attendant l'aube. Il lui a fallu être sous terre pour venir hanter mon sommeil. Dans une demi-somnolence j'ai mis en scène le moment de sa mort, au ralenti, avec le duel de deux acteurs dont l'un a le visage mal éclairé et l'autre, avec force trucages, grimace du mieux qu'il peut en réalisant que son cervelet vient de s'écraser contre un mur. Très mauvaise fin, ça m'a énervé, j'ai ouvert les yeux d'un coup et me suis dressé sur mes jambes pour aller voir ce qui se tramait sous mes fenêtres. Pas grand-chose, les habituels fêtards sur la terrasse d'en face, le camion de la voirie, une voiture qui démarre, une légère clarté qui vient brouiller les ténèbres. Quatre heures trente, trop tôt pour tout, surtout pour me mettre au boulot, même si on a la chance de bosser à domicile. Je regarde cette maquette en polystyrène qu'un architecte m'a commandée pour fin septembre. J'ai le temps. J'en ai trop. Il est trop tôt pour tout.
Pas pour un peu de café bien serré. J'ai voulu en faire un bon, un de ceux que je ferais goûter à une fille pour l'épater. Sans doute ma manière à moi de célébrer l'enterrement d'un petit rital. Certains auraient pris une cuite, moi je fais un café qu'il aurait bu en connaisseur. De l'eau minérale, avec juste une toute petite pincée de sel. Le café, un mélange colombien, que je mouds assez gros, à cause du temps chaud. Je pose le filtre dans le réservoir et visse le couvercle. Qu'est-ce que tu dis de ça, Dario ? Ça t'étonne que je sois aussi méticuleux avec le café. Tu penses qu'un bon seau de lavasse me suffirait ? Tu ne vas pas me croire, mais l'expresso, c'est la dernière chose qui me rattache au pays. Phase délicate : déposer une larme d'eau dans le réservoir pour que les toutes premières gouttes de café qui vont sortir — les plus noires — ne s'évaporent pas sur le métal brûlant. Dès qu'elles apparaissent je les verse sur un sucre posé dans une tasse, et mélange très fort pour avoir une belle émulsion brune. Quand le reste du café est sorti je remplis une tasse entière et y dépose l'émulsion qui reste en suspension et donne ce goût introuvable de ce côté-ci des Alpes. À la tienne, Dario.
Encore endormi, j'ai siroté un bon quart d'heure le nectar, en repensant à cette mort invraisemblable dont j'étais le seul, hormis le tueur lui-même et les deux flics chargés de le débusquer, à connaître le détail. J'ai fouillé dans les souvenirs que j'avais de cette lettre étrange qui a précédé sa mort. J'ai évalué un bon nombre d'hypothèses avec le plus de sérieux possible, quand, tout à coup, à propos de rien, un mot, un seul, s'est imposé dans mes pensées, et a martelé avec violence tous les recoins de ma mémoire. Une saloperie de mot qui a pris tant d'importance en quelques secondes. Et brusquement, tout le reste est tombé au plus bas dans mes centres d'intérêt. Le mot a resurgi pour ne plus me quitter, et j'ai compris à ce moment-là que mon vrai réveil s'opérait avec lui.
Rigatonis.
Rigatonis, rigatonis, rigatonis… Qu'est-ce que ce cinglé de père avait voulu dire, avec ces rigatonis. Quand je lui ai parlé de l'autopsie il a eu quelques secondes de vertige et s'est repris vite fait, puis il s'est refermé comme une huître, comme il sait si bien le faire, et ce matin je me retrouve avec ça en tête et le reste n'a absolument plus aucune importance. L'urgence, elle est là, les rigatonis, et c'est tout, point final. Le patriarche aime bien plaisanter mais il ne l'aurait sans doute pas fait autour de la mort d'un môme qu'il a pratiquement vu naître. Il n'était pas saoul mais a bien cherché à le devenir, juste après. Il m'a presque insulté, à propos de rien, puis s'est réfugié dans sa télé et m'a encouragé à déguerpir, et ça c'est mauvais signe.
J'ai attendu pour ne pas les réveiller, et c'est ma mère qui a répondu.
— Il est déjà parti, Antonio. De se disputer avec toi, ça lui tirait encore plus la jambe.
— Combien de temps il va rester là-bas ?
— Bah… un mois, comme tous les ans.
— Je passe te voir bientôt, ciao…
Le pater a préféré fuir. C'est ce que j'en ai conclu. Fuir quelque chose ayant trait à la mort de Dario. Il a préféré repartir à Perros-Guirec pour se faire triturer l'aine gauche, plutôt que répondre à une seule de mes questions ou affronter on ne sait quoi qui nous a empêchés, tous les deux, de dormir. Moi, c'est pas trop grave, mais lui, il a soixante-douze ans et il traîne la patte. Sans parler d'une sérieuse tendance à ricaner quand un médecin lui propose de freiner sur l'alcool et le tabac. Mon père est une joyeuse ruine qui ne voit aucune raison pour que ça change. À moins qu'il ne se soit mis lui-même hors de portée… Comment savoir ?