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— Je ne m’y risquerai pas. Dormons un peu à présent.

— Je n’ai pas besoin de dormir.

— Moi si.

— On ne peut pas bavarder un peu avant ?

— Demain. »

Mais bien sûr, impossible de trouver le sommeil. J’avais une conscience trop aiguë de l’étrangère qui m’habitait, rôdant peut-être à ce moment précis dans les endroits les plus secrets de ma psyché. Ou attendant d’envahir mes rêves une fois que je serais parti à la dérive. Pour la première fois je songeais que je pouvais sentir sa présence même lorsqu’elle était silencieuse : un nœud brûlant d’identité qui faisait pression sur le mur de mon cerveau. Peut-être était-ce un effet de mon imagination. J’étais raide, tendu, aussi éveillé que j’aie jamais pu l’être. Au bout d’un moment j’ai dû appeler Jason 612 pour lui demander de me mettre sous induction. Ce qui n’a pas empêché mon sommeil d’être agité quand il est venu.

10.

Jusque-là j’avais pris presque tous mes repas dans mes quartiers. Cela me paraissait un moyen d’exercer mon autorité, ou du moins ce que j’en avais, à bord du vaisseau. Par mon absence dans la salle à manger je créais une présence, celle du capitaine austère et distant : et j’évitais l’embarras d’avoir à m’asseoir à la place du commandant en face d’hommes qui étaient mes supérieurs en tout. Ce n’était pas pour moi un grand sacrifice. Mes quartiers étaient plus que confortables, la nourriture était la même qu’à la salle à manger, le servo-steward qui l’apportait était silencieux et efficace. La question de l’isolement ne se posait pas. J’avais toujours eu un côté solitaire, comme c’est le cas de la plupart de ceux qui font partie du Service.

Mais quand je me suis réveillé le lendemain matin, après ce qui m’avait paru une nuit sans fin, je me suis rendu à la salle à manger pour le petit déjeuner.

Cela n’avait rien d’un changement délibéré de politique, d’une décision atteinte après mûre réflexion. Ce n’était même pas une décision. Rien que Vox ait suggéré non plus, bien que je sois sûr qu’elle en était l’inspiratrice. Ce fut pur automatisme. Je me suis levé, douché, habillé. J’avoue que j’avais tout oublié des événements de la veille. Vox ne se manifestait pas en moi. C’est seulement sous la douche, alors que je me livrais au doux réconfort de la vibration ultrasonique, que je me suis souvenu d’elle : vint alors la sensation d’être à deux endroits à la fois, et, immédiatement après, un sentiment de honte pour le moins bizarre parce que j’étais nu. Ces deux impressions furent très fugitives. Mais elles me remirent en tête cette chose extraordinaire que j’avais réussi à supprimer pendant quelques minutes, à savoir que je n’étais plus seul dans mon corps.

Elle n’a rien dit. Moi non plus. Après l’ahurissante alliance de la veille je n’aspirais, semblait-il, qu’à me retirer dans l’informulé, l’impensé, une sorte de conscience automate. Le besoin de me sustenter m’a pris et j’ai appelé un pisteur pour me conduire à la salle à manger. Quand j’ai quitté ma cabine j’ai été surpris de rencontrer mon servo-steward, qui arrivait avec mon plateau. Peut-être a-t-il été tout aussi surpris de me voir sortir, bien que sa face de métal sans expression n’exprimât rien de ses sentiments.

« Je prendrai mon petit déjeuner dans la salle à manger aujourd’hui, lui ai-je dit.

— Très bien, mon commandant. »

Mon pisteur est arrivé. Je me suis installé dans son siège et il m’a aussitôt emporté vers la salle à manger sur son coussin d’air.

La salle à manger de l’Épée-d’Orion est une pièce magnifique à l’extrémité du Pont Équipage, côté Chas, avec une paroi de verre qui donne à voir toutes les lumières des deux. Par quelque caprice des architectes cette paroi se trouve au-dessous de nous lorsque nous sommes assis, de sorte que les étoiles et leurs mondes à l’attache dérivent sous nos pieds. Les autres parois sont de quelque métal argenté incrusté de fines volutes d’or, le tout brillant du reflet des amas d’étoiles en mouvement. Au centre se dresse une table de pierre noire, avec des places assignées à chacun des dix-sept membres de l’équipage. C’est un endroit splendide malgré son léger ridicule, un rappel éclatant de la richesse et de la puissance du Service.

Trois de mes compagnons de bord étaient à leur place quand je suis entré. Pedregal était présent, le subrécargue, un homme caillé et renfrogné dont la grosse tête formant dôme paraissait surgir directement de ses épaules. Il y avait aussi Fresco, mince et insaisissable, le navigateur, un être leste, à la peau sombre, qui changeait de sexe d’un voyage à l’autre, m’avait-on dit, passant du masculin au féminin en un va-et-vient obéissant à quelque rythme particulier. La troisième personne était Raebuck, dont la sphère d’attributions concernait les communications, un homme plus âgé dont le regard froid, impassible, exprimait l’ironie ou la menace, je n’ai jamais pu savoir quoi exactement.

« Tiens, voilà le capitaine, a dit tranquillement Pedregal. Qui nous fait l’honneur d’une de ses rares visites. »

Tous trois m’ont regardé avec cette curieuse intensité évaluatrice que j’en venais à interpréter comme une composante inévitable de ma vie à bord du vaisseau : une brimade continuelle infligée à tout nouveau venu dans le Service, une interminable recherche de l’endroit qui était le plus vulnérable. Le mien faisait un parsec de largeur et j’étais certain qu’ils le découvriraient tout de suite. Mais j’étais bien décidé à rendre regard pour regard, stratagème pour stratagème, mise à l’épreuve pour mise à l’épreuve.

« Bonjour, messieurs », j’ai dit. Puis, tournant un regard assuré vers Fresco, j’ai ajouté : « Bonjour, Fresco. »

J’ai pris place au bout de la table et sonné pour être servi.

Je commençais à comprendre pourquoi j’étais sorti de ma cabine ce matin-là. C’était en partie un reflet de la présence de Vox en moi, une expression de cette nouvelle composante, faite de fougue et d’impulsivité, qui était entrée en moi avec elle. Mais c’était essentiellement, je le voyais à présent, un stratagème personnel, ourdi à quelque niveau souterrain inaccessible de mon double esprit. Afin de cacher Vox plus efficacement, il me fallait prendre l’offensive : plutôt que de rester tapi dans ma cabine, avec le risque d’éveiller ainsi de dangereux soupçons chez mes compagnons de bord, je devais me montrer, faire de la provocation, presque afficher ce que j’avais fait, et me mêler à eux, me comportant comme si tout était normal et les forçant à le croire. Une telle agressivité n’était pas dans mon tempérament. Mais peut-être pouvais-je puiser sur certaines réserves fournies par Vox. Dans le cas contraire, nous étions perdus.

Raebuck a dit, ne s’adressant à personne en particulier : « Je suppose que les événements fâcheux d’hier ne sont pas étrangers au besoin de compagnie qu’éprouve le capitaine. »

Je l’ai regardé bien en face. « J’ai toute la compagnie qu’il me faut, Raebuck. Mais je reconnais que ce qui s’est passé hier est fâcheux.

— Une sale affaire », a surenchéri Pedregal en secouant pesamment sa tête sans cou. « Et bizarre, de surcroît. Une matrice essayant d’infiltrer un passager. Je n’ai jamais vu ça. Et perdre le passager, en plus – voilà qui est moche. Très moche.

— Ce sont des choses qui arrivent, de perdre un passager, a dit Raebuck.

— Il y a longtemps que ce n’est pas arrivé sur un de mes vaisseaux, a précisé Pedregal.

— On en a perdu toute une fournée sur l’Empereur-de-Callisto, a rappelé Fresco. Vous connaissez l’histoire ? Il y a trente ans de cela. On faisait le trajet Van Buren-l’amas de San Pedro. On s’est ramassé une pulsation de supernova et l’intelligence de service a eu des ratés. Elle a lâché une masse de sels d’aluminium dans les tubes d’alimentation et a tué quinze ou seize passagers. J’ai vu les corps avant qu’ils aillent dans le convertisseur. Irrécupérables, qu’ils étaient.