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— Oui, a fait Raebuck. J’en ai entendu parler. Et puis il y a eu la Reine-Astarté deux ou trois ans après. Sous le commandement de Tchelitchev, une petite Russe aux yeux verts d’un des mondes de la Troïka. Ils faisaient un inventaire de routine, deux chiffres ont été intervertis et un signal erroné de livraison est passé. Je crois qu’il y a eu six morts, transvasement prématuré, asphyxie. Tchelitchev a pris ça mal. Très mal. C’est toujours comme ça avec les commandants.

— Et puis cette fois sur l’Hécube, a enchaîné Pedregal. Pas un de mes vaisseaux, Dieu merci. C’est le capitaine qui a perdu les pédales. Il trouvait le vaisseau trop calme, il a tenu à voir des passagers bouger dans le décor et s’est mis à les réveiller… »

Raebuck a sursauté. « Vous êtes au courant ? Je croyais que c’était censé avoir été étouffé.

— Les choses s’ébruitent », a répliqué Pedregal avec un petit sourire narquois. « Le capitaine s’appelait Catania-Szu, je crois, un type de Mediterraneo, très nerveux, comme ils le sont tous là-bas. J’étais alors sur le Valparaiso, qui venait de quitter Mendax Neuf pour Charybde et Scylla et les points voisins. C’est quand on s’est arrêté pour livrer un chargement dans le système de Sénèque que j’ai appris toute l’histoire. D’un commis du nom de…

— Vous étiez sur le Valparaiso ? a demandé Fresco. Ce n’était pas le vaisseau qui avait une matrice en liberté lui aussi, il y a de ça dix ou douze ans ? Une vraie mangeuse d’âme, d’après le rapport…

— Je n’y étais plus à ce moment-là, a dit Pedregal en agitant une main molle. Mais j’en ai entendu parler. On arrive à tout savoir sur tout, quand on livre un chargement. Mangeuse d’âme, dites-vous, ça me rappelle la fois… »

Et il s’est lancé dans une histoire d’horreur ayant pour cadre une station de rotation dans un lointain quadrant de la galaxie. Mais il n’en était qu’à la moitié de son récit quand Raebuck l’a interrompu avec une histoire encore plus sanglante, jusqu’à ce que Fresco, bouillant d’impatience, intervienne à son tour pour parler d’un vaisseau infesté de trois matrices en liberté à la fois. Il ne faisait pas de doute que tout ceci était une mise en scène destinée à mon édification, une façon de me montrer que de tels événements étaient pris très au sérieux dans le Service, et que les capitaines sous qui ils se produisaient se trouvaient définitivement marqués en noir dans le folklore des vaisseaux stellaires. Mais leurs tentatives pour m’inquiéter, si c’était bien cela qu’ils avaient en tête, ne m’ont pas intimidé. Vox, silencieuse à l’intérieur de moi, me communiquait une étrange confiance qui me permettait d’ignorer les plus sombres implications de ces anecdotes.

Je me suis contenté d’écouter, jouant mon rôle : celui du néophyte fasciné par les abîmes d’expérience que traduisaient leurs récits.

Puis j’ai dit enfin : « Quand des matrices s’échappent, combien de temps réussissent-elles à rester en liberté généralement ?

— Généralement une heure ou deux, a répondu Raebuck. En se baladant dans le vaisseau, elles laissent une traînée électrique. On les suit, on bloque les voies d’accès derrière elles et on finit par les coincer dans un cul-de-sac. Ensuite ce n’est pas difficile de les remettre en bouteille.

— Et si elles se sont enfichées dans un membre de l’équipage ?

— Il est encore plus facile de les trouver. »

Jouant d’audace, j’ai demandé : « Y a-t-il eu un cas où une matrice en liberté s’est enfichée dans un membre de l’équipage et a réussi à rester cachée ?

— Jamais », a laissé tomber une nouvelle voix. C’était celle de Roacher, qui venait d’entrer dans la salle à manger. Il se tenait à l’autre bout de la longue table, ses étranges yeux luminescents, durs et inquisiteurs, fixés sur les miens. « Si maligne que puisse être la matrice, l’hôte trouvera tôt ou tard le moyen d’appeler à l’aide.

— Et si l’hôte décide de ne pas appeler à l’aide ? » j’ai continué.

Roacher m’a attentivement observé.

Avais-je poussé la hardiesse trop loin ? En avais-je trop dit ?

« Mais ce serait une violation du règlement ! » a-t-il rétorqué d’un ton faussement scandalisé. « Ce serait une action criminelle ! »

11.

Elle m’a demandé de l’emmener astromarcher, pour lui montrer le Grand Large dans toute sa splendeur.

C’était le troisième jour de son confinement en moi. La vie à bord de l’Épée-d’Orion était retombée dans la routine ou, pour être plus précis, s’était installée dans une nouvelle routine dont la présence à bord d’une matrice en liberté non détectée et apparemment non détectable constituait une composante constante.

Comme Vox l’avait pressenti, il y avait ceux qui en étaient rapidement venus à croire que la matrice disparue avait dû filer dans l’espace, puisque les intelligences perpétuellement vigilantes du vaisseau ne pouvaient en trouver la moindre trace. Mais il y en avait d’autres qui ne cessaient de regarder par-dessus leur épaule, au sens propre ou figuré, comme s’ils s’attendaient à une tentative de la fugitive pour s’infiltrer inopinément dans les prises vertébrales qui donnaient accès à leur système nerveux. Ils se comportaient exactement comme si le vaisseau était hanté. Pour apaiser les inquiets, j’ai ordonné des balayages ininterrompus des circuits, chargés de signaler toute impulsion vagabonde et toute surtension erratique. Chaque phénomène électrique anormal était l’objet d’une enquête en règle, et, bien sûr, aucune de ces enquêtes ne conduisait à quoi que ce fût de significatif. Maintenant que Vox avait sa résidence dans mon cerveau plutôt que dans l’installation électrique du vaisseau, elle échappait à toute investigation de ce type.

Quelqu’un soupçonnait-il la vérité ? C’était là une question à laquelle je n’avais aucun moyen de répondre. Peut-être Roacher ; mais il ne faisait rien pour me dénoncer, pas plus qu’il ne se risquait à seulement soulever le problème de la matrice portée disparue depuis cette séance dans la salle à manger. Peut-être ne savait-il rien ; peut-être savait-il tout et s’en moquait ; peut-être gardait-il tout simplement son opinion pour lui pour l’instant. Je n’avais aucun moyen de m’en assurer.

Je m’habituais à ma double vie, et à ma duplicité journalière. Vox en était rapidement venue à m’apparaître comme faisant autant partie de moi que mon bras ou ma jambe. Quand elle se taisait – et souvent je n’entendais rien d’elle durant des heures d’affilée – je n’étais pas plus conscient de sa présence que je ne l’étais, de n’importe quelle façon particulière, de mon bras ou de ma jambe ; mais je savais néanmoins qu’elle était là. Les frontières entre son esprit et le mien s’effaçaient progressivement. Elle apprenait à m’infiltrer. J’avais parfois l’impression que nous étions colocataires du même domicile plutôt qu’occupant permanent pour ce qui me concernait et hôte pour ce qui la concernait. J’en arrivais à concevoir mon propre esprit comme quelque chose qui ne différait pas notablement du sien, un simple réseau d’énergie électrique logé pour le moment dans le globe mou et humide qu’était le cerveau du capitaine de l’Épée-d’Orion. Chacun de nous, semblait-il, pouvait aller et venir à son gré dans le globe en question, apparaissant ou disparaissant comme un spectre, à la façon des matrices.