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À d’autres moments c’était tout le contraire : je ne pensais nullement à elle et vaquais à mes occupations comme si rien n’avait changé pour moi. Puis j’avais soudain la surprise d’entendre Vox se rappeler à moi par un brusque commentaire, une brève question. Il me fallait apprendre à bien me garder de laisser voir ma réaction si cela arrivait en présence d’autres membres de l’équipage. Bien que personne ne pût entendre quoi que ce fût quand elle me parlait, ou que je lui parlais, je savais que ce serait la fin de notre mascarade si quelqu’un me surprenait en train de converser librement avec un compagnon invisible.

Le degré auquel elle avait pénétré mon esprit m’est devenu apparent lorsqu’elle m’a demandé d’aller astromarcher.

« Vous êtes au courant de ça ? » j’ai dit, au comble de l’ahurissement, car astromarcher, marcher parmi les étoiles, est le plaisir secret de la vie dans l’espace et j’ignorais moi-même tout de la question avant d’être engagé dans le Service.

Vox a paru stupéfaite de ma stupéfaction. Elle m’a tranquillement signalé que les détails de la chose étaient universellement connus. Mais quelque chose sonnait faux dans son ton. Les rampants étaient-ils vraiment au fait de notre passe-temps particulier ? Ou avait-elle pris ce qu’elle en savait dans le champ, jusque-là privé, de ma conscience ?

J’ai choisi de ne pas lui poser la question. Mais il ne me plaisait guère de l’emmener avec moi dans le Grand Large, même si je commençais à en éprouver moi-même le besoin. Elle ne faisait pas partie de notre communauté. C’était une planétaire ; elle n’avait pas subi l’entraînement du Service.

Je lui ai expliqué cela.

« Emmenez-moi quand même, m’a-t-elle répondu. C’est pour moi une occasion qui ne se représentera jamais.

— Mais l’entraînement…

— Je n’en ai pas besoin. Du moment que vous, vous l’avez.

— Et si ce n’est pas suffisant ?

— Ça le sera. J’en suis persuadée, Adam. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. Vous avez cet entraînement, non ? Et je suis vous. »

12.

Nous avons emprunté la voie de transit pour passer du Chas de l’aiguille au Pont Propulsion, où gît l’âme du vaisseau, perdue dans des rêves palpitants de galaxies lointaines tandis qu’elle nous entraîne toujours un peu plus loin dans la nuit sans fin.

Nous avons traversé des zones de complète obscurité et de lumière cascadante, des endroits où des spirales argentées éclataient en l’air comme autant d’aurores, des passages à la géométrie si folle qu’ils réveillaient les terreurs utérines chez quiconque les empruntait. Un vaisseau stellaire est la mère de tous les mystères. Vox restait tapie, paralysée par la crainte et l’admiration, à l’intérieur de cette portion de notre cerveau qu’elle avait faite sienne. Je sentais les fluctuations de son ébahissement, vague après vague, tandis que nous nous enfoncions dans les profondeurs du vaisseau.

« Vous êtes vraiment sûre de vouloir faire ça ? j’ai demandé.

— Oui ! s’est-elle écriée fougueusement. Continuez d’avancer !

— Il y a la possibilité que vous soyez repérée, je l’ai avertie.

— Il y a la possibilité que je ne le sois pas. »

Nous avons continué à descendre. À présent nous étions dans le royaume des trois unités de propulsion cyborgs, Gabriel, Banquo et Fleece. C’étaient trois membres de l’équipage que nous ne verrions jamais à la table de la salle à manger, car ils demeuraient ici, entre les parois du Pont Propulsion, enfichés en permanence, expédiant perpétuellement de l’énergie dans la vaste gueule du vaisseau. Je vous ai déjà parlé de notre dicton dans le Service, à savoir que lorsque vous y entrez, vous abandonnez votre corps et recevez votre âme. Pour la plupart d’entre nous ce n’est qu’une façon de parler : ce que nous abandonnons, quand nous disons définitivement adieu au plancher des vaches pour entrer dans nos nouvelles vies à bord des vaisseaux stellaires, n’est pas le corps lui-même mais les sordides petits besoins, les servitudes si chères aux rampants. Mais chez certains d’entre nous la renonciation prend un sens plus littéral. La chair est pour eux une entrave dénuée de sens ; ils s’en dépouillent complètement, sachant qu’elle ne leur est nullement nécessaire pour vivre pleinement leur vie de marins de l’espace. Ils se laissent transformer en extensions de la poussée stellaire. C’est d’eux que vient l’énergie brute servant à fabriquer les chevaux qui nous font fendre les cieux. Leur travail n’a pas de fin ; leur récompense est une espèce d’immortalité. Ce n’est pas un choix que je serais capable de faire, ni vous, je crois ; mais pour eux c’est le bonheur suprême. Sans doute possible.

« Déjà une autre sortie, capitaine ? » a demandé Banquo. Car j’étais venu ici dès le deuxième jour de voyage, désireux de profiter au plus vite du grand privilège du Service.

« Il y a du mal à ça ?

— Non, non, aucun mal, a dit Banquo. Ce n’est pas habituel, c’est tout.

— Alors tout va bien. Ça n’a aucune importance pour moi. »

Banquo est un ovoïde de métal étincelant de deux fois la taille d’une tête humaine, enfiché dans une fente dans la paroi. À l’intérieur de l’ovoïde se trouve la matrice de ce qui fut jadis Banquo, sur un monde appelé Soleil Levant où la nuit est inconnue. Les aubes dorées et les jours rayonnants de Soleil Levant n’avaient apparemment pas suffi à Banquo. Ce que Banquo désirait, c’était être un ovoïde de métal étincelant, accroché à la paroi du Pont Propulsion à bord de l’Épée-d’Orion.

N’importe lequel des trois cyborgs pouvait arranger une marche dans les étoiles. Mais Banquo était celui qui avait fait cela pour moi la fois précédente et il semblait raisonnable de revenir le trouver. Il était le plus sympathique des trois. Il me faisait l’effet de quelqu’un d’aimable et d’accommodant. Gabriel, lors de ma première visite, m’avait paru austère, lointain, incompréhensible. C’est un ancien modèle qui avait vécu l’équivalent de trois vies humaines en tant que cyborg à bord des vaisseaux et il n’y avait plus grand-chose d’humain en lui. Fleece, beaucoup plus jeune, vive et primesautière, je m’en méfiais : en sa pétulance, elle risquait de repérer la passagère clandestine qui serait de la balade avec moi.

Il vous faut comprendre que lorsque nous astromarchons nous ne quittons pas effectivement le vaisseau, bien que nous en ayons l’impression. Si nous quittions le vaisseau ne serait-ce qu’un instant, nous serions aussitôt emportés et perdus à jamais dans les abysses célestes. Se rendre à l’extérieur d’un vaisseau des cieux ne ressemble en rien à une sortie hors d’un de ces vaisseaux lancés du sol qui se déplacent dans l’espace normal. Mais même si c’était possible, il n’y aurait aucun sens à quitter le vaisseau. Il n’y a rien à voir à l’extérieur. Un vaisseau stellaire se déplace au milieu de ténèbres rigoureusement vides.

Mais s’il n’y a rien à voir, cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien dehors. Ce qu’il y a dehors, c’est tout l’univers. Si nous pouvions le voir pendant que nous voyageons dans l’espace particulier que sont les cieux, nous le trouverions aplati et courbe, de sorte que nous aurions l’illusion de tout voir à la fois, toutes les galaxies en leur immensité depuis le commencement des temps. C’est le Grand Large, la totalité du continuum. Nos écrans extérieurs nous le montrent en simulation, parce que nous avons parfois besoin de l’assurance qu’il est bien là.

Un vaisseau stellaire file le long de puissantes lignes de force qui traversent ce vide immense comme les lignes de la rose des vents sur une carte maritime de l’ancien temps. Quand on marche dans les étoiles, on chevauche ces mêmes lignes, et on est retenu par elles, solidement soudé au vaisseau qui nous emporte à travers les cieux. On a l’impression de sortir dans l’espace ; on a l’impression de contempler le vaisseau, les étoiles, la totalité des mondes célestes. L’espace d’un moment on devient de petits vaisseaux stellaires accompagnant le grand dans sa course, notre mère à tous. C’est de la magie ; c’est une illusion ; mais c’est une magie approchant de si près ce que nous percevons comme étant la réalité qu’il est impossible de mesurer la différence, ce qui signifie qu’il n’y a effectivement aucune différence.