« Prête ? j’ai demandé à Vox.
— Absolument. »
J’hésitais encore.
« Vous en êtes bien sûre ?
— Allez, a-t-elle dit au comble de l’impatience. Lancez-vous ! »
Je me suis moi-même enfoncé la fiche dans la nuque. Banquo a procédé à l’alignement des impédances. S’il devait découvrir la passagère que je transportais, ce serait à ce moment-là. Mais il a semblé ne rien remarquer d’anormal. Il m’a interrogé ; je lui ai donné le signal qu’il attendait ; une sensation de chaleur m’a vrillé la nuque au moment où ma matrice neurale, et celle de Vox, se sont ruées à travers Banquo pour filer vers leur fusion avec l’âme du vaisseau.
Nous avons été saisis, emportés et engloutis par la force colossale qu’est le vaisseau. Nous avons été entraînés cul par-dessus tête dans les dédales de la machinerie, précipités d’un vecteur à l’autre, impitoyablement étirés, distendus par un flux inimaginable. Puis une immense clarté s’est déployée autour de nous, une clarté qui éclatait dans les cieux comme un gigantesque cri. Nous étions à l’extérieur du vaisseau. Nous marchions dans les étoiles.
« Oh », a-t-elle dit. Un doux cri d’oiseau. Le hoquet étouffé de l’émerveillement.
L’éblouissant manchon du vaisseau se détachait sur les ténèbres célestes comme une ombre blanche. Le vaste cône de lumière froide s’étendait loin devant nous, majestueusement cambré vers la voûte des cieux, et se prolongeait derrière nous au-delà des limites de notre vision. La silhouette effilée du vaisseau était clairement visible en son sein, l’aiguille et son Chas, ses dix kilomètres de long entièrement et immédiatement perceptibles d’un seul coup d’œil.
Et il y avait les étoiles. Et il y avait les mondes des cieux.
L’effet de la propulsion stellaire est d’écraser les dimensions, de les faire se superposer. C’est ainsi que des espaces démesurés se trouvent réduits et que la galaxie peut être parcourue par des voyageurs humains. Il n’y a aucune logique, aucune linéarité séquentielle dans les cieux tels qu’ils apparaissent à nos yeux. Où que nous regardions nous voyons l’univers se replier sur lui-même, se révélant dans son intégralité en une série infinie d’infinis segments de lui-même. Chaque zone d’étoiles contient toutes les étoiles. Chaque portion de temps inclut tout le temps passé et tout le temps à venir. Ce que nous contemplons échappe totalement à notre compréhension, et c’est très bien ainsi ; car ce qui nous est donné, quand nous regardons les cieux à nu par le Chas du vaisseau, c’est le point de vue d’un dieu sur l’univers. Et nous ne sommes pas des dieux.
« Qu’est-ce que nous voyons ? » a murmuré Vox à l’intérieur de moi.
J’ai essayé de lui expliquer. Je lui ai montré comment définir sa position relative de façon qu’il y ait pour elle un haut et un bas, un avant et un arrière, un écoulement de temps et d’événements allant du commencement à la fin. J’ai désigné les coordonnées qui nous permettent de nous situer dans cette arène radicalement incompréhensible. J’ai trouvé des étoiles connues à son intention, des mondes connus, et les lui ai montrés.
Elle ne comprenait rien. Elle était complètement perdue.
Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de honte à ça.
Je lui ai dit que j’avais été tout aussi désorienté lors de mon entraînement dans le simulateur. Que tout le monde l’était ; et que personne, dût-il passer un millier d’années à bord des vaisseaux qui sillonnaient les routes célestes, ne pourrait jamais parvenir à autre chose qu’un ensemble de grossières équivalences et approximations pour ce qui était de la compréhension de ce que nous voyons quand nous astromarchons. Atteindre une compréhension véritable du phénomène est hors de portée des meilleurs d’entre nous.
Je la sentais se débattre comme un beau diable pour encaisser l’impact de tout ce qui jaillissait, tourbillonnait et fusait autour de nous. Son esprit était agile, bien qu’encore à demi formé, et je la sentais élaborer son propre système d’explications et d’hypothèses, ses analogies et équivalences. Je ne l’ai pas aidée davantage. Il valait mieux la laisser se débrouiller toute seule ; et de toute façon je n’étais plus en mesure de l’aider.
J’avais ma propre stupéfaction et ma propre désorientation à assumer en cette deuxième occasion qui m’était donnée de marcher dans les étoiles.
Une fois de plus j’ai contemplé la myriade de mondes en train de tourner sur leurs orbites. Je les voyais sans problème, tous ces petits globes brillants en rotation dans la vaste nuit du Grand Large : mondes rouges, bleus, verts, les uns s’offrant à mes yeux dans leur plénitude, les autres réduits à de minces croissants. Comme ils étaient fidèles aux chemins qui leur étaient assignés ! Comme ils se cramponnaient à leurs étoiles parentes !
Je me souvenais de la pitié, du chagrin qu’ils avaient éveillés en moi la fois précédente, il n’y avait de cela que quelques jours virtuels. Dire qu’ils étaient condamnés à suivre éternellement le même chemin autour de la même étoile, irrémédiablement prisonniers, soumis à l’absurde obligation de revenir perpétuellement sur leurs pas. De leur point de vue ils étaient peut-être de grands vagabonds, mais du mien ils m’étaient apparus comme les plus pitoyables des esclaves. D’où ma peine pour les mondes des cieux ; mais cette fois-ci, à ma grande surprise, je ne ressentais aucune pitié, seulement une forme d’amour. Il n’y avait pas de raison de s’attrister à leur sujet. Ils étaient ce qu’ils étaient, et il y avait une suprême justesse dans ces orbites immuables et les mouvements dociles qu’ils accomplissaient en leur parcours. Ils étaient contents d’être ce qu’ils étaient. S’ils n’échappaient ne fût-ce qu’un instant à cet asservissement, il en résulterait un tel chaos dans l’univers que tout retour à l’ordre serait impossible. Ces mondes lancés dans leur ronde sont les fondations sur lesquelles tout le reste est bâti ; ils le savent et en éprouvent de la fierté ; ils sont fidèles à leurs tâches et cette dévotion mérite notre respect. Et avec le respect vient l’amour.
Ce doit être Vox qui parle en moi, me suis-je dit.
Je n’avais jamais eu de telles pensées. Aimer les planètes sur leurs orbites ? Quelle sorte d’idée était-ce là ? Peut-être pas plus bizarre que celle qui m’avait d’abord poussé à les plaindre parce qu’elles n’étaient pas des vaisseaux stellaires ; mais cette idée avait jailli spontanément des profondeurs de mon propre esprit et elle m’avait paru se tenir. À présent elle avait fait place à un tout autre point de vue.
J’aimais les mondes qui se déplaçaient devant moi sans se déplacer, dans la vaste nuit céleste.
J’aimais l’étrange fugitive à l’intérieur de moi qui contemplait ces mondes et les aimait pour leur immobilité.
Je la sentais s’emparer de moi à présent, m’emportant impatiemment plus loin, toujours plus loin, dans les profondeurs célestes. Elle comprenait, désormais ; elle savait comment on obtenait cela. Et elle était beaucoup plus audacieuse que je ne me le serais jamais permis. Nous foulions les étoiles ensemble. Non seulement nous les foulions, mais nous plongions, piquions, montions en flèche, batifolions parmi elles comme des dieux. Leur souffle brûlant nous grillait. Leur éclat palpitant nous assourdissait. Leurs mouvements sereins nous grondaient leur puissante musique. Nous allions toujours de l’avant, main dans la main, Vox m’entraînant, moi me laissant entraîner, nous enfonçant de plus en plus profondément dans l’abîme resplendissant qu’était l’univers. Jusqu’au moment où, enfin, nous avons fait halte, flottant au milieu du cosmos, le vaisseau hors de vue, rien que nous deux entourés d’un écran de soleils.