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Laissez-moi vous montrer l’Épée-d’Orion. Même si vous ne devez jamais le voir comme nous le voyons.

Que verriez-vous, si vous quittiez le vaisseau comme nous le faisons parfois pour astromarcher au milieu du Grand Large ?

La première chose que vous verriez serait l’éclat du vaisseau. Un vaisseau stellaire dégage en permanence une formidable lumière qui fend les cieux comme un coup de trompette. Ce vaste flamboiement précède et suit à la fois. En avant du vaisseau un cône lumineux s’enfonce en mugissant dans le vide. Dans son sillage le vaisseau laisse une traînée photonique d’une telle intensité que l’on pourrait presque la ramasser et la peser. C’est la propulsion stellaire qui produit cette lumière : un vaisseau mange de l’espace et crache de la lumière.

À l’intérieur de cette lumière vous verriez une aiguille de dix kilomètres de long. C’est le vaisseau. L’une des extrémités s’effile en pointe, l’autre comporte le Chas, et il faudrait plusieurs jours de marche pour aller d’un bout à l’autre à travers tous les compartiments qui se trouvent dans l’intervalle. C’est un monde en soi. L’aiguille en question est aplatie. Vous pourriez facilement marcher sur la surface extérieure du vaisseau, le revêtement du pont supérieur, ce que nous appelons le Pont Dorsal. Ou tout aussi facilement sur le Pont Ventral, ou pont inférieur. Nous appelons l’un supérieur et l’autre inférieur, mais lorsqu’on est à l’extérieur du vaisseau ces distinctions sont dépourvues de sens. Entre le Dorsal et le Ventral se trouvent le Pont Équipage, le Pont Passagers, le Pont Cargaison, le Pont Propulsion. D’ordinaire personne ne passe d’un pont à l’autre. Nous restons à notre place. Les moteurs sont dans le Chas. Ainsi que les quartiers du capitaine.

Cette aiguille constitue le vaisseau, mais elle ne représente pas la totalité du vaisseau. Ce que vous ne serez pas en mesure de voir, ce sont les annexes, extensions et virtualités. Elles accompagnent le vaisseau, l’enveloppant dans un réseau d’extrastructures complexes. Mais elles relèvent d’un niveau de réalité secondaire et défient par conséquent la vision. Un vaisseau s’enfonce dans le vide, se déployant largement pour trouver de la place à tout ce qu’il doit transporter. C’est dans ces zones extérieures que sont entreposés nos provisions en vivres et matériel, nos réserves de combustible et tout ce qui voyage en seconde classe. Si le vaisseau transporte des prisonniers, ils seront relégués dans une annexe. Si le vaisseau s’attend à rencontrer de fortes turbulences en cours de route, il se munira de stabilisateurs, lesquels seront transportés dans les virtualités, prêts à se matérialiser en cas de besoin. Ce sont les mystères de notre profession. Acceptez-les de confiance ou ignorez-les, à votre gré : vous n’êtes pas censés les connaître.

Il faut quarante ans pour construire un vaisseau. Il y en a actuellement deux cent soixante et onze en service. Et on ne cesse d’en construire de nouveaux. Ils constituent le seul lien entre les Métromondes et les huit cent quatre-vingt-dix-huit Colonies et colonies des Colonies.

Quatre vaisseaux ont été perdus depuis la création du Service. Personne ne sait pourquoi. La perte d’un vaisseau est la pire catastrophe que je puisse imaginer. La dernière tragédie de ce type remonte à six ans virtuels.

Un vaisseau stellaire ne retourne jamais sur le monde d’où il a été lancé. La galaxie est trop vaste pour cela. Il fait ses voyages et va toujours de l’avant à travers les cieux en un circuit éternellement ouvert. C’est la servitude du Service. Revenir n’aurait aucun sens, vu que les années filent par milliers derrière nous à mesure que s’accomplissent nos voyages. Nous vivons en dehors du temps. Nous le devons, car il n’y a pas d’autre solution. C’est notre fardeau et notre privilège. C’est la servitude du Service.

4.

Le cinquième jour virtuel du voyage j’ai soudain ressenti un léger picotement, un chatouillement, une subtile indication que quelque chose ne tournait pas rond. C’était extrêmement ténu, à peine perceptible, comme l’éparpillement de cailloux érodés qui vous apprend que le palais et les tours d’une grande cité en ruine gisent enterrés sous la butte que vous gravissez. À moins que vous ne soyez aux aguets de tels signaux vous ne les remarquez pas. Mais j’étais prêt pour une découverte ce jour-là. J’en avais le désir. Une étrange joie m’a envahi quand j’ai saisi ce fugace signal de dysfonctionnement.

Je me suis branché sur l’intelligence de service et j’ai dit : « Qu’est-ce que c’était que cette secousse sur le Pont Passagers ? »

L’intelligence s’est aussitôt présentée dans mon esprit, alerte présence vert-de-gris dans un halo de vibrations musicales.

« Je ne perçois aucune secousse, mon commandant.

— Il y a eu une secousse parfaitement distincte. À l’instant. Un tressaillement dans les données.

— Vraiment, mon commandant ? Un tressaillement dans les données ? » L’intelligence avait l’air sidérée, mais de façon condescendante. Elle me ménageait. « Quelles mesures dois-je prendre, mon commandant ? »

On m’invitait à me retirer.

L’intelligence de service était un Henry Henry 49. La série des Henry affecte une sorte d’innocence onctueuse que je trouve hypocrite. Ce qui ne les empêche pas d’être des intelligences très capables. Je me suis demandé si j’avais mal interprété le signal. Peut-être étais-je trop désireux d’un événement, n’importe quel événement, qui renforcerait mes relations avec le vaisseau.

On n’éprouve pas la moindre impression de mouvement ou d’activité à bord d’un vaisseau stellaire : on flotte en silence sur une mer de ténèbres, dans notre éblouissant manteau de lumière. Rien ne bouge, rien ne semble vivre dans tout l’univers. Depuis que nous avions quitté Kansas Quatre je me sentais jugé par le grand silence. Étais-je vraiment le capitaine de ce vaisseau ? Bon : alors laissez-moi sentir le poids de toutes mes responsabilités.

Nous avions désormais dépassé Dernière Thulé, et il n’était pas possible de faire demi-tour. Portés sur notre manteau de lumière, nous étions appelés à rugir à travers les cieux durant des semaines et des semaines virtuelles avant d’atteindre la première de nos destinations, en l’occurrence Cul-de-Sac dans l’archipel de Vainegloire, à l’écart des Amas Spectraux. Ici, en librespace, je devais commencer à m’imposer comme le maître du vaisseau, faute de quoi c’était lui qui serait le mien.

« Mon commandant ? a fait l’intelligence.

— Procédez à un relevé de données, j’ai ordonné. Tout l’input du Pont Passagers pour la demi-heure qui vient de s’écouler. Il y a eu du mouvement. Il y a eu un tressaillement. »

Je savais que je pouvais me tromper. Mais s’il peut être naïf de se tromper par excès de prudence, ce n’est quand même pas un péché. Et je savais qu’à ce stade du voyage rien de ce que je pouvais dire ou faire ne m’empêcherait de passer pour un naïf aux yeux de l’équipage de l’Épée-d’Orion. Dans ces conditions, qu’avais-je à perdre en ordonnant une vérification ? J’étais avide de surprises. Toute irrégularité dénichée par Henry Henry 49 serait à mon avantage ; l’absence d’une telle irrégularité n’aggraverait pas ma situation.