— Je ne compr…
— Adam, ne vois-tu pas ? s’est-elle écriée. Je ne peux pas me laisser tranquillement flotter jusqu’à Cul-de-Sac, m’emparer d’un corps et me mettre sur la liste des colons. Et je ne peux certainement pas m’introduire clandestinement là-bas pendant que personne ne regarde. Dès que quelqu’un procède à un inventaire, ou à un contrôle de passeport, je suis morte. Non, la seule façon dont je puisse me rendre là-bas est d’être proprement rempaquetée dans mon circuit de stockage originel. Et même si j’arrivais à trouver le moyen de le réintégrer, cela reviendrait tout simplement à me livrer pour être punie ou même éliminée. Je suis portée disparue sur le manifeste, exact ? Et je suis recherchée pour avoir causé la mort de ce passager. Donc je réapparais, dans mon circuit de stockage. Tu crois qu’on va me débarquer comme ça, bien gentiment, à Cul-de-Sac et me donner le corps qui m’attend là-bas ? Peu probable. Peu probable que je sorte jamais vivante de ce circuit une fois que j’y suis revenue, pas vrai ? En supposant que je puisse y revenir, pour commencer. Je ne sais pas comment un circuit de stockage se manœuvre, et toi ? Et il n’y a personne à qui tu puisses le demander.
— Qu’est-ce que tu essaies de dire, Vox ?
— Je n’essaie pas de dire quoi que ce soit. Je le dis. Il faut que je quitte le vaisseau toute seule et que je disparaisse.
— Non. Tu ne peux pas faire ça !
— Mais si. Ce sera simplement comme marcher dans les étoiles. Je peux aller où ça me plaît. Traverser l’enveloppe du vaisseau, faire le plongeon dans les cieux. Et continuer.
— Jusqu’à Cul-de-Sac ?
— Ne sois pas idiot. Pas jusqu’à Cul-de-Sac, non. Ni où que ce soit. Tout ça est fini pour moi, l’idée d’avoir un nouveau corps. Je n’ai plus d’existence légale. Je me suis bousillée. Très bien : je le reconnais. Je prendrai ce qui se présentera. Ce ne sera pas si mal, Adam. J’irai marcher dans les étoiles. Plus loin, toujours plus loin.
— Il ne faut pas. Reste ici avec moi.
— Où ça ? Dans cette unité de stockage vide là-bas ?
— Non. En moi. Comme maintenant. Comme avant.
— Combien de temps crois-tu que nous ferions illusion ? »
Je n’ai pas répondu.
« Chaque fois qu’il te faudra te brancher sur la machinerie, il me faudra me cacher au plus profond de toi, a-t-elle repris. Et je ne peux pas garantir que j’irai assez profond, ou que j’y resterai assez longtemps. Tôt ou tard ils me remarqueront. Ils me trouveront. Ils m’élimineront et ils te chasseront du Service, ou peut-être t’élimineront-ils aussi. Non, Adam. Ça ne pourra jamais marcher. Et je ne vais pas te détruire avec moi. Je t’ai déjà assez nui.
— Vox…
— Non. Il n’y a pas d’autre solution. »
18.
Et voici ce qu’il en fut. Nous étions au cœur de l’Amas Spectral à présent, et l’archipel de Vainegloire brillait de tout son éclat sur mon écran reproduisant l’espace réel. Quelque part en bas se trouvait la planète Cul-de-Sac. Avant que nous ne fassions irruption dans sa dimension, il allait falloir que Vox s’échappe dans la vaste nuit des cieux.
Procéder à une approche de l’espace normal est peut-être la manœuvre la plus difficile à accomplir pour un vaisseau stellaire ; le capitaine doit aller jusqu’au bout de ses capacités, ainsi que tous les autres avec lui. Tout novice que j’étais dans ma fonction, je serais appelé à effectuer des opérations complexes, tenant de la gageure. Si j’échouais, d’autres membres de l’équipage pouvaient toujours intervenir ou, si nécessaire, les intelligences du vaisseau prendre les commandes ; mais si cela arrivait c’en serait fini de ma carrière, et il y avait la possibilité, infime mais présente, que le vaisseau lui-même soit gravement endommagé ou même perdu.
J’étais déterminé, malgré tout, à offrir à Vox les plus beaux adieux possible.
Le matin de notre approche je suis resté un certain temps au Niveau Écran Extérieur, à contempler le monde qui s’appelait Cul-de-Sac. Il luisait comme un œil rouge dans la nuit. Je savais que c’était le monde que Vox s’était choisi, mais il ne m’en apparaissait pas moins antipathique, presque malveillant. J’éprouvais ce sentiment à l’égard de tous les mondes des rampants à présent. Le Service m’avait changé ; et je savais que ce changement était irréversible. Je ne descendrais jamais plus sur un de ces mondes. Le vaisseau était désormais mon seul monde.
Je me suis rendu à la virtualité où attendait Vox.
« Viens », j’ai dit, et elle est entrée en moi.
Ensemble nous avons traversé le vaisseau jusqu’à la Grand-Salle de Navigation.
L’équipe d’approche était déjà au complet : de nouveau Raebuck, Fresco, Roacher, et aussi Pedregal, qui supervisait la livraison du chargement. L’intelligence de service était Jason 612. Je les ai salués de quelques hochements de tête et nous nous sommes branchés en chaîne d’approche.
Presque tout de suite j’ai senti Roacher qui me sondait, à la recherche de la fugitive qu’il continuait de me soupçonner d’abriter. Vox s’est repliée tout au fond de moi, hors d’atteinte. Je ne me faisais pas de souci.
Qu’il me sonde, j’ai pensé. Tout cela sera bientôt terminé.
« Demande d’instructions pour approche, a dit Fresco.
— Simulation », j’ai ordonné.
L’œil rouge vif de Cul-de-Sac a surgi devant nous dans la salle. De l’autre côté se trouvait le simulacre du vaisseau, entouré de rideaux de flammes blanches qui ondulaient comme le flamboiement de l’aurore.
J’ai donné le signal et nous sommes passés en mode d’approche.
Nous ne pouvions pas, naturellement, approcher de la surface de la planète à moins d’un million de longueurs de vaisseau, sinon les forces inexorables de Cul-de-Sac nous auraient mis en pièces. Mais il nous fallait aligner le vaisseau en pointant son mât déployé sur l’équateur de la planète, et demeurer fermement dans cette position tandis que les navettes de Cul-de-Sac viendraient en foule de leur monde rouge pour recevoir de nous leur chargement.
Jason 612 m’a fourni les coordonnées et je les ai transmises à Fresco, pendant que Raebuck gardait les canaux libres et que Roacher veillait à ce que nous ayons assez d’énergie pour ce que nous avions à faire. Mais dans les données que je transmettais à Fresco, chaque signe était inversé. Mon intention était de diriger le mât non vers Cul-de-Sac mais vers l’extérieur, vers les étoiles des cieux.
Tout d’abord personne n’a rien remarqué. Tout semblait se passer en douceur. Parce que mes interversions étaient justes, seul un examen minutieux de la position du vaisseau pouvait indiquer notre déplacement de 180 degrés.
Flottant dans l’apesanteur de la Grand-Salle de Navigation, j’avais presque l’impression de pouvoir déceler les mouvements du vaisseau. Une illusion, je le savais. Mais puissante. L’aiguille de dix kilomètres de long qu’était l’Épée-d’Orion semblait en suspens, immobile, et voilà qu’elle commençait lentement, lentement, à tourner, pivotant sur son axe, tendant son puissant mât vers les étoiles. En douceur, lentement, silencieusement…
Quelle joie que de sentir ainsi le vaisseau dans ma main !
Le vaisseau était mien. J’en étais devenu maître.
« Capitaine, a dit Fresco tout bas.
— Du calme, Fresco. Continue de donner de l’énergie.
— Capitaine, les signaux ne sont pas normaux…
— Du calme. Du calme.
— Donnez-moi un relevé des coordonnées, capitaine.
— Encore un instant.
— Mais…
— Du calme, Fresco. »
À présent je sentais une certaine agitation chez Pedregal, et un lent et glacial remous d’interrogation chez Raebuck, puis Roacher m’a de nouveau sondé, peut-être à la recherche de Vox, peut-être simplement pour essayer de découvrir ce qui se passait. Ils savaient que quelque chose clochait, mais demeuraient incertains quant à ce que c’était.