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« Je vous demande pardon, mon commandant, m’a annoncé Henry Henry au bout d’un moment, mais il n’y a pas eu la moindre secousse.

— J’ai peut-être exagéré la chose en la taxant de secousse. Peut-être n’était-ce qu’une anomalie. Qu’en dites-vous, Henry Henry 49 ? » Je me demandais si je n’étais pas en train de m’humilier, à discuter ainsi avec une intelligence. « Il s’est passé quelque chose, j’en suis sûr. Un décrochage indubitable dans le flux des données. Une anomalie, oui. Qu’en dites-vous, Henry Henry 49 ?

— Oui, mon commandant.

— Oui quoi ?

— L’enregistrement montre bien une irrégularité. Votre observation était perspicace, mon commandant.

— Continuez.

— Aucune raison de s’inquiéter, mon commandant. Un petit mouvement métabolique, rien de plus. Comme quand on se retourne dans son sommeil. » Pauvre enflé, qu’est-ce que tu connais du sommeil ? « Il est extrêmement inhabituel, mon commandant, que l’on soit en mesure de déceler quelque chose d’aussi infime. Je vous félicite, mon commandant. Tous les passagers vont bien, mon commandant.

— Parfait. Entrez cet échange dans le journal de bord, Henry Henry 49.

— Entrée déjà effectuée, mon commandant. Permission de découpler, mon commandant ?

— Permission accordée. »

Le chatoiement musical qui signalait la présence de l’intelligence a rapetissé et disparu. Je pouvais l’imaginer en train de ricaner tout en faisant ses rondes, fantôme voltigeur, dans les circuits neuraux du vaisseau. Logiciel hautain, rayonnant de mépris pour son maître putatif. Pauvre capitaine, pensait Henry Henry 49. Pauvre petite nullité de capitaine. Un passager éternue, et le voilà prêt à faire condamner toutes les cloisons.

Bah, qu’il ricane, j’ai pensé. J’ai agi avec à-propos et les archives le montreront.

Je savais que tout cela faisait partie de ma période probatoire.

Peut-être pensez-vous qu’être capitaine d’un vaisseau comme l’Épée-d’Orion pour votre premier voyage dans les cieux constitue une terrible responsabilité et un inconcevable fardeau. C’est le cas, mais pas pour la raison que vous croyez.

En fait, les fonctions de capitaine sont les moins significatives comparées à celles de n’importe qui à bord du vaisseau. Les autres ont des tâches bien définies qui sont essentielles pour la bonne marche du voyage, même si le vaisseau peut, en cas de besoin, pratiquement remplacer n’importe quel membre d’équipage comme se substituer à toute fonction relativement indépendante. La tâche du capitaine, en revanche, est radicalement abstraite. Son rôle consiste à être le témoin du voyage, à le faire exister dans sa conscience, à lui donner cohérence, continuité, en le réduisant à un ensemble structuré de décisions et réactions. En ce sens le capitaine n’est guère plus qu’un logiciel : il est le codage à travers lequel le voyage est exprimé sous la forme d’une série de fonctions linéaires. S’il ne réussit pas à s’acquitter convenablement de cette tâche, d’autres veilleront discrètement à ce que le voyage se déroule comme il se doit. Ce qui est détruit, au cours d’un voyage dont le capitaine n’est pas à la hauteur, c’est le capitaine lui-même, pas le voyage. Mon entraînement préalable avait été parfaitement clair sur ce point. Le voyage peut survivre au plus piètre des capitaines. Comme je l’ai dit, quatre vaisseaux ont été perdus depuis l’inauguration du Service sans que personne ne sache pourquoi. Mais il n’y a aucune raison de penser qu’une quelconque de ces catastrophes ait été causée par des fautes de la part du capitaine. Comment aurait-il pu y en avoir ? Le capitaine n’est que le véhicule à travers lequel les autres agissent. Ce n’est pas le capitaine qui fait le voyage, mais le voyage qui fait le capitaine.

5.

Agité, troublé, j’ai parcouru le Chas du vaisseau. Malgré la moquerie doucereuse d’Henry Henry 49 j’étais toujours convaincu qu’il y avait un problème à bord, ou qu’il allait y en avoir un.

Juste au moment où j’atteignais le Niveau Vue-sur-l’Extérieur j’ai senti quelque chose d’étrange m’effleurer pour la deuxième fois. C’était différent cette fois-ci, et profondément dérangeant.

Le Chas, tout le long de la descente qu’il effectue du Pont Dorsal au Pont Ventral, est tapissé d’écrans qui fournissent des visualisations, réelles ou virtuelles, de tous les aspects du vaisseau, internes et externes. Je suis arrivé devant le grand écran à bord noir biseauté qui offrait une vue simulée de l’environnement spatial externe effectif et contemplais la roue de plus en plus petite de la station-relais de Dernière Thulé quand s’est produite la nouvelle anomalie. L’autre avait été le plus infime des signaux subliminaux, un pinçon, un chatouillis. Celle-ci ressemblait davantage à une tentative d’intrusion. Des doigts invisibles semblaient me caresser légèrement le cerveau, explorant le terrain, cherchant un passage. Les doigts se sont retirés ; un moment plus tard j’ai ressenti un élancement douloureux dans la tempe gauche.

Je me suis raidi. « Qui est là ?

— Aidez-moi », a dit une voix silencieuse.

J’avais eu vent d’histoires extravagantes sur des matrices de passagers échappées de leurs circuits de stockage qui dérivaient à travers le vaisseau, tels des fantômes, à la recherche d’un corps susceptible d’être infiltré dans un moment d’inattention. Les sources n’étaient pas fiables, de vieux gredins dans le genre de Roacher ou Bulgar. Je rejetais de telles histoires comme n’étant que des fables, de même que je rejetais les récits concernant les vastes krakens tentaculaires qui sillonnaient, disait-on, les mers de l’espace, ou les aguichantes sirènes aux seins rayonnants qui dansaient le long des lignes de force aux points de rotation. Mais j’avais senti cela. Les doigts fouineurs, le brusque élancement de douleur. La présence toute proche de quelqu’un d’effrayé, d’effrayé mais de fort, plus fort que moi.

« Qui êtes-vous ? »

Pas de réponse. Quoi que ce fût, si tant est qu’il y ait eu quelque chose, ça avait regagné sa cachette après ce coup de sonde furtif.

Mais était-ce vraiment parti ?

« Vous êtes encore là quelque part, j’ai dit. Je le sais. »

Silence. Calme.

« Vous avez demandé de l’aide. Pourquoi avez-vous disparu si vite ? »

Aucune réaction. Je me suis senti gagné par la colère.

« Qui que vous soyez. Quoi que vous soyez. Parlez. »

Rien. Silence. Avais-je imaginé tout cela ? Le coup de sonde, la voix sans voix ?

Non. Non. J’étais certain qu’il y avait quelque chose d’invisible et d’irréel en train de rôder autour de moi. Et je trouvais rageant d’être incapable de rétablir le contact. Que l’on fasse ainsi joujou avec moi, que l’on me nargue de cette façon.

C’est mon vaisseau, j’ai pensé. Je ne veux pas de fantômes à bord de mon vaisseau.

« On peut vous détecter, j’ai repris. On peut vous maîtriser. On peut vous supprimer. »

Tandis que je me tenais là, bouillonnant de frustration, il m’a semblé sentir de nouveau cet attouchement mental, plus léger cette fois, mélancolique, plein de regret. Peut-être l’inventais-je. Peut-être l’ai-je créé rétroactivement.

Mais cela n’a duré qu’un bref instant, si tant est que la chose se soit produite, et je me suis retrouvé indiscutablement seul. Cette solitude était bien réelle, totale, indubitable. Je suis resté là, cramponné à la main courante de l’écran, penché sur les ténèbres éclatantes, pris de vertige comme si j’étais aspiré dans l’espace à travers la paroi du vaisseau.