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Je n’étais plus qu’un simple spectateur dans tout ça. Pour regagner un semblant d’autorité, j’ai dit : « S’il y a une matrice en liberté, ça apparaîtra sur l’inventaire du vaisseau. Dismas, mettez l’intelligence de service là-dessus et présentez-vous au rapport. Katkat, Gavotte, finissez de me nettoyer ce bazar et bouclez tout. Ensuite je veux vos rapports sur le journal de bord et une copie pour moi. Je serai dans mes quartiers. Vous aurez de nouvelles instructions plus tard. La matrice échappée, si c’est de cela qu’il s’agit, sera identifiée, localisée et rattrapée. »

Roacher m’a adressé un grand sourire. J’ai cru qu’il allait ouvrir un ban en mon honneur.

J’ai tourné les talons et je suis remonté sur mon pisteur qui, guidé par les lumières, rouges, bleues, vertes, m’a fait retraverser le labyrinthe des ponts et ramené jusqu’au Chas.

Au moment où je suis entré dans ma cabine, quelque chose a effleuré mon esprit et une voix silencieuse a dit : « Aidez-moi, s’il vous plaît. »

6.

J’ai soigneusement refermé la porte derrière moi, l’ai verrouillée, et j’ai mis en place les écrans préservant mon intimité. La cabine du capitaine à bord d’un Grand Essaimeur est un monde en soi, vaste, serein, personnel. Des galaxies spirales brillant de tous leurs feux tournoyaient sur les murs de la mienne. J’avais un cours d’eau, un lac, une cascade argentée en arrière-plan. L’air était doux et chatoyant. Un simple contact de la main me faisait dispenser lumière, musique, odeurs, couleurs par tel ou tel d’un millier d’orifices cachés. Ou je pouvais rendre les murs translucides et laisser pénétrer à grands flots la splendeur de l’espace étoilé.

C’est seulement une fois bien installé, protégé, isolé, en un mot à l’aise, que j’ai dit : « Très bien. Qu’est-ce que vous êtes ?

— Vous me promettez de ne pas me signaler au capitaine ?

— Je ne promets rien.

— Mais vous m’aiderez quand même ? » La voix semblait à la fois effrayée et insistante, pressante et vulnérable.

« Que voulez-vous que je vous dise ? Vous ne me donnez rien sur quoi me baser.

— Je vous dirai tout. Mais il faut d’abord que vous me promettiez de ne pas en référer au capitaine. »

Je me suis interrogé un petit moment et j’ai opté pour la franchise.

« Je suis le capitaine, j’ai dit.

— Non !

— Pouvez-vous voir cette pièce ? C’est quoi, à votre avis ? Les quartiers d’équipage ? L’arrière-cuisine ? »

J’ai senti de violentes ondes de peur me parvenir de mon compagnon invisible. Puis plus rien. Était-il parti ? Dans ce cas j’avais commis une faute en me montrant si direct. Ce fantôme devait être enfermé, isolé, peut-être détruit, avant qu’il ne fasse davantage de dégâts.

J’aurais dû être plus rusé. Et je savais aussi qu’en un autre sens j’aurais des regrets s’il s’était éclipsé : je prenais un certain plaisir à la possibilité qui m’était donnée de parler à quelqu’un – quelque chose – qui n’était ni un membre de mon équipage, ni une intelligence artificielle omnipotente et méprisante.

« Vous êtes toujours là ? » j’ai demandé au bout d’un moment.

Silence.

Envolé, j’ai pensé. En train de filer comme une bourrasque à travers l’Épée-d’Orion. Probablement à l’autre bout du vaisseau à l’heure qu’il est.

Puis, comme s’il n’y avait eu aucune interruption dans la conversation : « Je n’arrive pas à y croire. De tous les endroits où j’aurais pu aller, il a fallu que je me jette dans la cabine du capitaine.

— On dirait.

— Et vous êtes vraiment le capitaine ?

— Oui. Vraiment. »

Nouvelle pause.

« Vous semblez si jeune. Pour un capitaine.

— Ne vous y fiez pas.

— Ne voyez là aucune offense, capitaine. » Une touche de bravade, et même de défi, mâtinée d’incertitude et d’anxiété. « Mon capitaine. »

Levant les yeux vers le plafond, où des nœuds de résonance passaient par toutes les couleurs du spectre tandis que la lumière soumise sautait d’une dérivation à l’autre le long des rampes d’éclairage, j’ai essayé d’entr’apercevoir quelque chose de mon visiteur, ne fût-ce qu’une petite trace électromagnétique. Mais il n’y avait rien.

J’imaginais un réseau d’énergie impalpable, un feu follet en train de voltiger à l’aventure dans la pièce, tantôt se perchant sur mon épaule, tantôt s’accrochant à quelque installation, tantôt se déployant pour remplir le moindre espace libre : une chose éthérée, un elfe, joueur et capricieux. Curieusement, non seulement je n’avais pas peur mais je me surprenais à me sentir fortement attiré. Il y avait quelque chose d’étrangement émouvant chez cet esprit animé de rapides vibrations, si pétillant de contradictions. Et pourtant il avait causé la mort d’un de mes passagers.

« Eh bien ? j’ai dit. Vous êtes en sécurité ici. Quand allez-vous me dire ce que vous êtes ?

— N’est-ce pas évident ? Je suis une matrice.

— Continuez.

— Une matrice en liberté, une matrice échappée. Une matrice dans de très sales draps. Je crois que j’ai fait du mal à quelqu’un. Peut-être l’ai-je tué.

— Un des passagers ?

— Alors vous savez.

— Un passager est mort, oui. Nous ne savons pas très bien ce qui s’est passé.

— Ce n’est pas ma faute. C’est un accident.

— Possible. Racontez-moi ça. Racontez-moi tout.

— Puis-je vous faire confiance ?

— Plus qu’à n’importe qui sur ce vaisseau.

— Mais vous êtes le capitaine.

— Justement. »

7.

Elle s’appelait Leeleaine, mais elle voulait que je l’appelle Vox. Cela signifie « voix », m’a-t-elle dit, dans une ancienne langue de la Terre. Âgée de dix-sept ans, elle était originaire de Pointe Jaana, une île au large de la côte de Palabar Ouest sur Kansas Quatre. Son père était cultivateur en serre, sa mère exploitait un trou gravitationnel, et elle avait cinq frères et trois sœurs, tous plus âgés qu’elle.

« Savez-vous ce que c’est, capitaine ? D’être la cadette de neuf enfants ? Avec des parents qui travaillent tout le temps, et des collatéraux tout aussi occupés ? Vous imaginez ça ? Et de grandir sur Kansas Quatre, où il y a mille kilomètres d’une cité à l’autre, sans que vous soyez vous-même dans une cité mais sur une île ?

— J’en sais quelque chose.

— Vous êtes de Kansas Quatre vous aussi ?

— Non. Pas de Kansas Quatre. Mais d’un endroit fort semblable, je pense. »

Elle m’a parlé d’une enfance perturbée, turbulente, pleine de solitude et de colère. Kansas Quatre, ai-je entendu dire, est un monde magnifique, si vous êtes enclin à trouver de la beauté aux mondes : un endroit sauvage, superbe, où le ciel est écarlate et où les montagnes de basalte pur s’élèvent à l’est comme un majestueux mur noir. Mais à entendre Vox en parler, c’était un lieu misérable, sinistre, isolé. Un endroit sans amour où elle menait une vie sans amour. Ce qui ne l’empêchait pas d’évoquer des mers violet pâle mouchetées de poissons jaune vif, des arbres qui explosaient en gerbes cramoisies quand ils étaient en fleurs et des pluies chaudes qui chantaient dans l’air comme des harpes. À l’époque, je n’étais pas depuis assez longtemps dans les cieux pour avoir oublié la beauté des mers, des arbres ou des pluies, qui ne sont plus pour moi que des mots vides de sens. Et pourtant Vox avait trouvé sa vie sur Kansas Quatre si détestable qu’elle avait voulu abandonner non seulement son monde natal mais jusqu’à son corps.