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Un attelage, en effet, arrivait sur eux : quatre chevaux noirs pleins de feu tirant une somptueuse calèche au vernis étincelant dont la capote était relevée. Sur le siège, un cocher en livrée vert sombre, galonnée d'or. Le cour de Laura manqua un battement :

- Fais exactement comme moi ! chuchota-t-elle en rejetant son capuchon et en rabattant aussi celui de sa fille.

La voiture ralentit son allure et ceux qui attendaient purent voir ceux qui l'occupaient : un gentilhomme à l'allure fière, mais surtout une femme entièrement emmitouflée dans de fabuleuses zibelines. De ses mains, l'une était gantée de chevreau d'un vert pareil à celui du voile épais qui enveloppait sa tête, l'autre disparaissait dans un énorme manchon des mêmes fourrures.

A sa vue, Jaouen ôta son chapeau et se cassa en deux. Laura plongea dans la grande révérence de cour inemployée depuis si longtemps et tira Elisabeth par le bras pour qu'elle l'imite, mais l'adolescente semblait changée en statue. Très droite, les yeux grands ouverts, elle regardait sans ciller cette dame qui allait passer devant elle, qui passait... qui allait s'éloigner...

Soudain, le cri d'une voix impérieuse :

- Arrêtez !

Scharre retint ses chevaux ; la voiture s'immobilisa et la dame aux zibelines en jaillit aussitôt pour revenir en courant vers ces trois êtres qui la regardaient arriver, pétrifiés... Le comte sauta presque en même temps qu'elle :

- Madame ! cria-t-il. Par pitié !

- C'est de vous que j'exige un peu de pitié !

D'un geste vif, elle arrachait le voile vert, saisissait Elisabeth dans ses bras et la serrait contre elle en pleurant de joie :

- Ma petite !... ma petite !

L'émotion l'étranglait. Elle ne pouvait rien dire de plus. A son tour, le comte s'était immobilisé et regardait, muet. Surprise, Laura vit son visage sévère s'adoucir jusqu'à un sourire indulgent. Il était si beau, le groupe formé par cette mère et cette fille embrassées !

Marie-Thérèse, cependant, écartait Elisabeth d'elle pour la regarder :

- Que tu es belle ! Plus belle encore que ton portrait !

De son côté, Elisabeth l'avait reconnue :

- Ma marraine !, Oh, que je suis heureuse !

Ce fut elle, cette fois, qui se jeta à son cou, pleurant et riant tout à la fois. La princesse, sans la lâcher, tendit une main à Laura

- Ma chère... si chère amie ! Comment vous remercier ?

Celle-ci ne put retenir la question qui la hantait :

- En me disant si vous êtes heureuse ? Marie-Thérèse se contenta d'un sourire... En dépit des larmes, son visage rayonnait et ce n'était pas uniquement à cause de cet instant. Sa beauté à présent épanouie irradiait et Laura comprit mieux le port intransigeant du voile. En quelque endroit qu'elle se fût montrée sans cette protection, la princesse eût attiré toutes les attentions, soulevé toutes les curiosités, allumé des passions. Sa mère avait été belle mais le mot semblait faible, fade quand on essayait de l'appliquer à sa fille. Garder cachée une telle merveille ne devait pas être facile car il fallait la défendre des ennemis de la princesse et des amoureux de la femme. Une aussi rare beauté était de celles qui déclenchent les guerres. Hélène de Troie devait lui ressembler...

Le comte, qui s'était un peu écarté pour surveiller les environs une arme à la main, se rapprocha, ramassa le voile et le lui tendit :

- Par grâce, Madame ! Il faut le remettre ! Nul ne sait ce que peuvent cacher les arbres d'une forêt

- S'il vous plaît ! Laissez-moi leur dire adieu ! Elle tendit à Jaouen une main sur laquelle il s'inclina avec une émotion vraie, embrassa Laura dans la main de qui elle glissa un petit paquet puis étreignit de nouveau sa " filleule " :

- Tu es belle comme un ange et je suis fière de ma fill... filleule. Pense à moi de temps en temps en te disant que je t'aime infiniment !

- Oh, s'écria Elisabeth, pourquoi faut-il se quitter si vite ? Est-ce que nous pourrons revenir ?

- Je ne sais pas, fit Marie-Thérèse en lui caressant la joue. Peut-être, si Dieu le veut !

D'un geste habituel, elle remit en place le voile vert sous lequel on voyait seulement briller ses grands yeux.

- Votre bras, mon ami !

Le comte l'offrait déjà. Alors, avec un dernier signe de la main, la " comtesse " regagna sa voiture à pas lents tandis que Laura pliait à nouveau les genoux pour la grande révérence. A sa surprise, Elisabeth l'imita cette fois avec une perfection qui la confondit. Décidément, sa fille possédait plus de talents qu'elle ne supposait... Mais elle vit aussi qu'elle pleurait et l'attira contre elle pendant que la calèche aux chevaux noirs s'enfonçait dans la forêt. Elles remontèrent dans leur voiture qui fit demi-tour, mais à peine à l'intérieur Elisabeth éclata en un déluge de larmes :

- Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? Pourquoi ne pouvons-nous rester plus longtemps auprès de ma marraine ? Cet interminable chemin pour à peine quelques minutes ? C'est de la folie... J'ai tant de choses à lui dire !

Nous aurons peut-être d'autres occasions... Je ne le crois pas ! Et d'ailleurs vous non plus n'y croyez pas ! Je le sens !

- L'avenir appartient à Dieu, ma chérie. Mais tu es assez grande à présent pour apprendre une partie de ce mystère qui t'irrite et te fait de la peine...

- Une partie seulement ?

- Oui, tu sauras le reste plus tard. Ta marraine est une grande princesse obligée de se cacher pour conserver la vie. Tu sais que nous avons tous vécu avant ta naissance des temps cruels qui ont fait surgir trop de haines et de désirs de vengeance. Si tu aimes ta marraine, tu dois prier comme je le fais moi-même pour que sa cachette ne soit jamais découverte par l'un de ses ennemis. Tu vas jurer de ne jamais rien révéler à quiconque du but réel de notre voyage, ni de ce que tu as vu aujourd'hui !

Le ton si grave de sa mère impressionna la jeune fille. Elle sentit qu'il y avait là quelque chose de trop grand pour elle et même d'effrayant. Elle ôta ses gants, prit à son cou la croix d'or qui ne la quittait jamais, la donna à sa mère puis étendit dessus sa main qui tremblait un peu :

- Je vous le jure, Maman ! Jamais je n'en parlerai !

Rassurée, Laura embrassa sa fille puis ouvrit le petit paquet que lui avait remis Marie-Thérèse. Il contenait un magnifique diamant rosé monté en bague et quelques mots de sa main : " Pour Elisabeth quand elle aura vingt ans afin qu'elle n'oublie jamais cette marraine qui l'aime tant. Peut-être, alors, sera-t-elle assez forte pour recevoir la vérité... "

- Oh ! fit l'adolescente émerveillée. Que c'est beau !

- C'est pour toi quand tu seras grande, dit Laura en repliant vivement le paquet et en le fourrant dans sa poche.

Le silence régna un moment dans la berline, chacune des deux femmes s'enfermant dans ses pensées mais c'était un exercice un peu difficile pour Elisabeth. Au bout d'un moment, elle murmura :

- Avez-vous vu, Maman, comme ma marraine est belle ! On dirait qu'il y a en elle comme... de la lumière ? Elle me fait penser aux fées de M. Perrault. Quand elle a remis son voile, j'ai eu l'impression que le soleil venait de disparaître...

Laura se contenta de lui sourire avec tendresse. Comment lui dire que les gens de ce pays d'asile appelaient cette femme éblouissante mais sans nom la " comtesse des Ténèbres " ?

ÉPILOGUE

1822

ADIEU LAURA

Lorsque vous recevrez cette lettre, j'aurai cessé de vivre. La mort approche. Je la sens venir et bientôt j'aurai rejoint mes amis d'autrefois, mes compagnons de lutte jamais oubliés : Cortey, Devaux et tous les autres, morts comme les chevaliers sans armure qu'ils étaient dans la pureté de leur foi royaliste. Cette foi, je l'ai trahie en acceptant de Louis XVIII un titre de maréchal de camp, un poste de gouverneur d'Aurillac auquel je ne me suis jamais intéressé. A cause de l'assassinat du duc d'Enghien, je n'ai pas pu retrouver mon roi perdu et je me suis laissé attirer par de vaines glorioles données du bout des lèvres, reçues à contrecour pour faire plaisir à Michelle. Cette forfaiture, je la paie comme je paie ma folie d'avoir épousé une femme incapable de vivre loin des lumières de Paris... Je vais rejoindre Marie et ce si grand amour que je ne méritais pas puisque je vous aimais déjà. Son sacrifice n'a cessé de me hanter et je vais pouvoir lui en demander pardon mais l'ange qu'elle a dû devenir sera compatissant...