- Pour le moment, c'est la mer qui nous assiège. Et que faire d'autre que la regarder ? C'est à la fois agaçant et magnifique, ajouta-t-elle en contemplant les grandes gerbes écumantes qui sautaient par-dessus les chemins de ronde.
- En un mot comme en cent, vous vous ennuyez ?
- Oui et je n'aime pas cela. Vous me direz que je pourrais m'intéresser aux affaires, mais je n'y ai aucun goût et si vous n'étiez venue avec moi, je crois que j'aurais tout vendu pour ne garder que Komer bien qu'il soit en ruine.
- Si nous arrivons à nous en sortir ce serait dommage, mais ce sont vos biens et si vous voulez vous en défaire je n'ai rien à dire...
- Non. Comme vous le dites ce serait dommage car, même si la situation est difficile, embrouillée, j'ai l'impression que vous prenez quelque plaisir à essayer d'en venir à bout. Je vous en ai une profonde reconnaissance, très chère Lalie... mais ne me demandez surtout pas de m'en mêler !
- C'est vrai que j'ai trouvé ici et auprès de vous, une nouvelle raison d'exister parce que j'espère vous être utile.
- Et moi qui sais à quel point le besoin d'argent se fait pressant, je reste là à regarder la mer comme si j'en attendais une aide quelconque. Alors que ses vents, en arrêtant toute activité, m'empêchent d'aller vérifier au Guildo si Bran Magon a raison au sujet du couvent des Carmes. Si au moins je pouvais retrouver ce que ce démon a volé !
- Ne vous illusionnez pas trop ! Quelle que soit la valeur de ce que vos ancêtres ont accumulé, je ne crois pas que vous en tireriez la fortune que cela devrait représenter : presque tout le monde est ruiné par ici.
- Mais pas le colonel Swan ! Il viendrait sans hésiter si je l'appelais mais encore faut-il avoir quelque chose à lui vendre !
- Eh bien, attendons ! Cette tempête ne durera pas toujours...
Elle dura encore quarante-huit heures, laissant des dégâts importants aussi bien dans le port que dans les deux cités devenues plus ou moins rivales depuis l'accession de " Port-Solidor " au statut de ville à part entière. En mer aussi il y eut des dommages et la nouvelle d'un naufrage survenu près de l'île de Cézembre, dans le chenal de la Grande Conchée, envoya nombre d'habitants sur les grèves pour tenter de récupérer ce que la fortune de mer pouvait jeter au rivage. Pour une autre raison, Laura se rendit le matin sur la plage au pied du rempart. Il y avait surtout des femmes et des enfants en train de ramasser des morceaux de bois et des objets variés, sans cacher la joie que leur causait l'aubaine et sans se soucier des hommes qui, un peu plus loin, emportaient des corps sur des civières. Ce fut vers eux qu'elle se dirigea, à peine étonnée de voir M. de la Fougeraye venir à sa rencontre :
- Inutile d'aller contempler un spectacle déplaisant ! dit-il en la saluant. Ces gens-là sont morts dans la nuit et, bien entendu, aucun d'eux n'est celui que nous cherchons vous et moi.
- Je n'y comptais guère mais on peut toujours espérer...
- Espérer ? Quel mot pour une veuve ! fit-il narquois.
- Et c'est pourtant celui qui convient. Tant que je n'aurai pas vu sa dépouille je n'arriverai pas à considérer qu'il est vraiment mort..
- Moi je commence à y croire, et cela depuis que le jeune Chateaubriand est venu se réfugier chez moi.
- H a pu repartir ?
- Avec cet ouragan ? C'était impossible, il est toujours là-haut et attend avec impatience de pouvoir reprendre la mer. J'ai promis de me charger de son courrier mais où en étions-nous ?
- Vous disiez que vous commencez à penser...
- En effet. En dehors du Griffon qui n'est pas encore rentré, il vous manque toujours un navire ?
- La Licorne, en effet, disparue il y a quatre mois environ sans que l'on puisse savoir ce qu'elle est devenue.
- Moi je le sais : elle est au port de Samt-Hélier à Jersey où son équipage est prisonnier. Pontallec qui avait mis deux traîtres à bord l'a fait arraisonner en mer par un vaisseau anglais prévenu et qui la guettait...
Laura sentit soudain le froid et resserra les plis de sa mante autour d'elle, haussant les épaules :
- Mme de Sainte-Alferine et moi pensions bien qu'il s'était passé quelque chose de ce genre, mais je ne vois pas en quoi cela confirmerait la mort de...
- C'est pourtant simple : quand le lougre a sauté, la Licorne attendait ses passagers à l'entrée du chenal de la Grande Conchée... et elle est rentrée à Jersey sans avoir récupéré qui que ce soit... Tirez en vous-même les conclusions !
Il lui avait offert son bras pour ces quelques pas le long de la plage, et soudain il posa sa main sur celle que Laura y appuyait en ajoutant :
- Allons, petite ! Essayez d'oublier le long cauchemar qu'il vous a fait vivre ! Il est temps pour vous de rejeter le passé et de regarder vers l'avenir ! La vénérable maison d'armement à laquelle se dévouait votre mère vaut la peine d'être sauvée !
Sensible à la soudaine douceur de cet homme si rude, elle lui sourit :
- Je sais, mais moi je suis bien ignorante en ces matières et sans mon amie Eulalie...
- Une sacrée bonne femme, je peux vous dire ! Je l'ai vue il y a peu à la capitainerie du port tenir tête au vieil Onfroy, l'ancien rival de votre mère, et lui expliquer en termes d'une grande élégance que l'armement Laudren ne saurait être à vendre, après quoi, comme celui-ci lui répondait avec grossièreté, elle lui a rivé son clou en des termes qui pourraient laisser supposer qu'elle a fréquenté les bas-fonds.
- Mais elle les a fréquentés.
Et comme son compagnon la regardait avec une stupeur où elle crut déceler une vague déception, elle lui raconta leur rencontre à la Conciergerie et comment la comtesse de Sainte-Alferine reconvertie en Lalie Briquet, tricoteuse, avait poursuivi de sa haine et jusqu'à l'échafaud le capucin défroqué Chabot, cause de son grand malheur. Elle parla aussi du baron de Batz - il le fallait bien ! - mais avec modération. Elle craignait que trop d'enthousiasme laissât percer le secret de son amour, et appuya surtout sur le personnage de Lalie.
Bran de la Fougeraye l'écouta avec une grande attention, se contentant, lorsqu'elle en eut fini, de soupirer à nouveau :
- Une sacrée bonne femme ! Il faut l'aider dans sa tâche... Je me rends demain à Plancoët pour remplir la mission dont je me suis chargé à la place du jeune Armand. Voulez-vous m'accompagner ? Je vous conduirai ensuite au Guildo vérifier si mes soupçons se confirment ?
- Volontiers mais...
- ... mais le fidèle chien de garde qui vous suit partout voudra être de la partie ?
- Sans aucun doute !
- Je préférerais que nous soyons seuls. Il ne s'agit pas d'une expédition et nous n'avons pas grand-chose à craindre des autorités : elles ne s'aventurent guère dans les profondeurs du pays, ce sont les chouans qui le tiennent et je n'ai rien à en craindre ; nous irons tranquillement, vous et moi, à Plancoët visiter de vieilles amies perdues de vue depuis longtemps, voir... ce qu'il en reste ! Une sorte de pèlerinage d'un oncle à la mode de Bretagne et de sa nièce se déplaçant en carriole ! Qu'en pensez-vous ?
- Que cela me paraît une excellente idée et que je serai ravie de vous accompagner. Quant à Jaouen, je saurai lui expliquer...
Peut-être faisait-elle preuve d'un optimisme excessif car Jaouen, dès les premiers mots, monta sur ses grands chevaux : il détestait l'idée de voir " Mme de Laudren " échapper à sa surveillance. Surtout pour courir les chemins creux en compagnie d'un personnage pour lequel il ne débordait pas d'affection :
- C'est un chouan et vous n'avez rien à faire avec ces gens-là. Même si la Terreur est morte, nous sommes toujours en république et vous devez rester en bons termes avec les autorités d'ici. Ce que vous voulez faire est d'une grande imprudence !