- Peut-être, mais j'ai besoin de savoir ce qu'il y a au juste dans l'ancien couvent des Carmes...
- Alors laissez-moi vous y emmener ! Je connais la région aussi bien que cet homme !
- Vers Cancale sans doute, mais de l'autre côté de la Rance il en sait sûrement plus que vous. Et enfin, pourquoi voulez-vous que ce soit un chouan ?
- Vous oubliez la visite de l'autre soir ? L'homme qui est sorti de la mer en pleine nuit a frappé au carreau selon un code et le sieur de la Fougeraye y a répondu en ouvrant sa porte !
- C'est possible, mais il n'avait pas vu cet émissaire depuis un bon moment. L'histoire de sa fille l'a tenu à l'écart de toute activité un tant soit peu politique. En outre il connaît ce jeune homme depuis longtemps... Mais, au fait, nous n'allons pas j'espère recommencer nos discours contradictoires comme au temps des conspirations de Batz ? Vous êtes plus républicain que jamais, n'est-ce pas ?
- Certes ! Gens et choses retournant à une existence plus normale et l'air de la liberté ayant à nouveau droit de cité, je pense qu'il faut s'attacher à ce qui ne peut être que le repos et le bien du pays. Les chouans mettent tout cela en danger et je suis prêt à les combattre !
- Pas chez moi, en tout cas ! s'écria Laura en colère. Mes convictions profondes sont aussi toujours les mêmes... et le resteront tant que Madame Royale demeurera captive au donjon du Temple ! L'air de la liberté, dites-vous ? Quand donc cette enfant de seize ans aura-t-elle le droit de le respirer comme tout le monde ? Sans parler du petit garçon que l'on garde enfermé au second étage, sous sa prison à elle !
- Sans parler, continua Jaouen avec amertume, de ce que M. le baron de Batz peut bien concocter en ce moment pour le service de son roi ! Qu'il vous appelle et vous accourrez n'est-ce pas ?
Laura s'efforça de retrouver son calme : elle ne voulait pas que cette escarmouche dégénère par trop :
- Vous ne croyez pas que nous nous éloignons un peu du sujet primitif ? Il est question pour moi d'accompagner un vieux gentilhomme en un lieu où nous pouvons, en effet, rencontrer plus de tenants de la royauté que de gens de l'autorité. Avec lui tout se passera bien ; avec vous j'en suis moins sûre...
Jaouen serra son poing unique cependant qu'un éclair d'orage traversait son regard gris.
- Faites à votre idée, grommela-t-il. Je vous prie de m'excuser de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas mais... Il prit un temps de silence puis lâcha en tournant les talons : "... mais dites-vous bien qu'en dehors de vos demeures, je combattrai les chouans chaque fois que ce sera nécessaire ! "
Laura ne releva pas. Au contraire, elle poussa un soupir de soulagement et monta dans sa chambre dire à Bina de lui préparer un petit bagage pour deux ou trois jours.
Les chouans ! Elle n'en avait jamais autant entendu parler que depuis son retour à Saint-Malo. La Bretagne, il est vrai, était leur terre et s'ils s'étaient laissé incorporer dans l'armée vendéenne en 1793 ils n'en avaient pas moins conservé leur autonomie et leurs chefs uniquement bretons. Cela elle le savait, pourtant, une fois installée dans la carriole qui, par un petit matin frais mais sec, l'emmenait vers le bac de la Rance, elle ne put s'empêcher d'en toucher un mot à son compagnon :
- Au fond, je n'ai jamais bien su ce qu'ils sont au juste ?
Les yeux sur son attelage, Bran Magon eut un de ses rares sourires en coin :
- On vous a dit que j'en étais un ?
- Non, mentit-elle, seulement, depuis ma visite chez vous j'ai tiré quelques conclusions... Je sais qu'il s'agit d'une rébellion ouverte associée à celle de la Vendée.
- Mais plus ancienne qu'elle et différente en ce sens que la chouannerie n'a pas été un mouvement spontané, improvisé, dans lequel des paysans se sont jetés aveuglément, suivant sans réfléchir des chefs d'occasion et même des malfaiteurs. Nous nous sommes préparés au combat dès 1790, nous entraînant pour les luttes que nous sentions venir pour défendre nos convictions, notre foi et nos traditions, et cela sous les ordres de chefs expérimentés prêts à tout sacrifier pour Dieu et le Roi. Les deux premiers ont été le défunt marquis de la Rouerie - il prononçait la Rouarie à la bretonne -et le faux-saunier Jean Cottereau, dit Jean Chouan parce qu'il imitait le cri du chat huant.
- Faux-saunier ?
- Ce n'est un crime qu'aux yeux des agents de la gabelle. Le sel est cher en France, pas en Bretagne, et il fallait bien vivre. Jean, d'ailleurs, a été pris mais le Roi lui a fait rendre sa liberté, d'où le dévouement passionné que lui et ses frères ont voué à notre malheureux souverain. Quant à La Rouerie, il était mon ami. Après sa mort et le massacre des siens, je me suis tenu en retrait, sans renoncer vraiment et sans fermer ma maison comme vous l'avez pu voir, et l'on pouvait toujours compter sur moi.
- Et ces deux hommes si différents étaient amis ?
- Mieux que cela : ils se complétaient. Le marquis amena les cadres, formés pour la plupart d'anciens officiers entrés en rébellion pour défendre leur cause, ainsi que les fonds fournis par la noblesse bretonne, les armes et les munitions. Sans oublier l'approbation officielle des Princes... que cependant l'on n'a jamais vus ! Jean Chouan amena ses hardis compagnons paysans et contrebandiers habitués à la vie dure des haies et des forêts, connaissant le moindre repli de leur pays. Il les entraîna à mener une guerre de harcèlement qui démoralise l'ennemi et l'effraye. Les cartouches de son fusil éparses dans ses poches, le chouan excelle à la poursuite et sait s'aménager des tanières souterraines, des caches indécelables sans compter celles que recelait le moindre manoir toujours prêt à les accueillir car ils ne sont pas des bandits mais des soldats de la nuit et toute la Bretagne le sait. Jean Chouan était le plus noble cour...
- Etait ? Il est...
- Mort, oui ! Le 24 juillet dernier. La veille, lui et ses hommes avaient été surpris par les Bleus [vi] à la ferme de la Babinière. Il a voulu sauver la femme de son frère René, qui, enceinte s'enfuyait, et il y a réussi, mais il a reçu un coup de feu qui a brisé sa tabatière accrochée à sa ceinture. Les éclats ont pénétré dans son ventre. Alors, se sentant mortellement atteint, il s'est traîné jusqu'à une châtaigneraie où les siens l'ont retrouvé. Ils l'ont porté dans son cher bois de Misedon à un lieudit Place Royale, où ils lui ont fait un lit de leurs vestes. C'est là qu'il est mort à l'aube du lendemain. On l'a enterré au plus épais de la forêt avec ses armes et son chapelet en un lieu que l'on a soigneusement caché [vii].
L'émotion qui tremblait dans la voix du gentilhomme toucha Laura :
- Une noble et belle histoire ! Et... ces hommes si vaillants n'ont pas de successeurs ?
- Bien sûr que si ! La chouannerie n'est pas près de mourir. Un ancien officier de marine, Aimé du Boishardy, remplace La Rouerie avec honneur et vaillance, et Jean Chouan avait désigné son compagnon Delière. Mais dès avant sa mort les choses ont failli tourner à la catastrophe, au printemps dernier, par la faute du comte de Puisaye, un Normand - jeta La Fougeraye avec une inexprimable expression de dédain et de colère -, un homme qui a été de tous les régimes : Constituante, Gironde, très ouvert aux idées nouvelles, et qui a même commandé la garde nationale d'Evreux. Après la chute des Girondins, il est redevenu royaliste et s'est rabattu sur la Bretagne, cherchant à y joindre nos troupes. Les chouans lui ont d'abord fait grise mine mais c'est un homme qui sait parler - il a étudié jadis au séminaire ! -et, en outre, sa personne en impose : haut de plus de six pieds avec un visage expressif et un abord aisé, il a vite rallié beaucoup de monde... sauf quelques-uns !
- Dont vous étiez ?
- ... et aussi Jean Chouan. Quant à moi on ne m'en impose pas facilement et je me suis méfié, dès notre première encontre, d'un homme que la mort du Roi n'a dérangé que lorsqu'il a commencé à craindre pour sa peau. Quoi qu'il en soit, il est intelligent et il a vite saisi les possibilités offertes par un pays que sa langue, ses mours, son esprit religieux et sa configuration permettent d'isoler aisément du reste de la France. Alors il a décidé de l'organiser en vue d'un soulèvement général et de le relier à l'Angleterre. En gros, il a repris les plans de La Rouerie : chaque paroisse devenant une commune, chaque canton une subdivision sur le mode républicain, etc. Lui étant au sommet, et je dois dire qu'au début il a fait du bon travail : il rassemblait armes et munitions, entravait le ravitaillement des villes mais écartait soigneusement la violence afin d'éviter l'arrivée de troupes supplémentaires chez l'ennemi. Les nouvelles circulaient de village en village au moyen d'un bâton creux. On annonçait que le comte d'Artois était à la tête de la conjuration et que l'ancien évêque de Dol, Mgr de Hercé, était chargé de représenter les Bourbons auprès du Saint-Siège et, du coup, les enrôlements se sont multipliés, encouragés par des assignats de fabrication anglaise. C'était sur Saint-Malo, Dol et Dinan qu'allait se porter l'effort principal. Douze mille hommes devaient se lever mais, dès le 26 juin, un peu trop tôt, Puisaye a lancé son manifeste appelant à l'insurrection. Résultat : un peu plus de deux cents hommes seulement sont partis à la bataille. Et ils ont été taillés en pièces dans la forêt de Liffré.
vii
La tombe de Jean Chouan n'a jamais été retrouvée. On sait qu'il est toujours dans le bois de Misedon. C'est tout.