- Que s'était-il passé ?
- Un détail : le plan général de l'insurrection est tombé comme par hasard aux mains de l'ennemi : il se promenait dans la doublure de l'habit d'un courrier qui arrivait à Dinan. Puisaye, lui, réussit à s'embarquer pour Jersey d'où le prince de Bouillon l'a envoyé à Londres. Par l'entremise de Mgr de Hercé, il y évolue à présent dans l'entourage de Pitt. Armand de Chateaubriand m'a dit qu'il s'occupait activement de la fabrication de faux assignats et qu'il ne renonçait pas à son idée de soulèvement breton, qu'il est plein de grands projets...
- Vous ne l'aimez guère, dirait-on ?
- Je l'ai toujours détesté. Il se prend pour un généralissime et un grand penseur ; il n'est qu'un aventurier qui cherche sa propre fortune et se soucie peu du sang qu'il fait couler. Nous n'avons pas besoin de lui pour aider le Roi à retrouver son trône.
- Mais que pouvez-vous faire ? D'après ce que j'ai entendu dire, la grande révolte de l'Ouest où les Bretons combattaient avec les Vendéens aurait subi une défaite ?
- Certes, et pour raconter cette épopée - car celle-là en fut une ! - il me faudrait plus de temps que ne durera ce petit voyage. La Vendée a souffert le martyre, plus que nous c'est sûr et il serait question que le gouvernement lui accorde une amnistie ! Mais la Bretagne, elle, n'est pas près d'arrêter sa guérilla d'embuscades et de chemins creux ! Débarrassée de Puisaye, il lui reste les héritiers de Jean Chouan et tant qu'il y aura des régicides au pouvoir, nous continuerons. Je continuerai, car à présent il ne me reste plus que le combat pour occuper les jours me restant à vivre...
Un instant, Laura eut l'impression d'entendre Batz. Continuer, continuer encore et toujours, mais jusqu'à quand et jusqu'où ? Le retour d'un petit roi perdu dont on ne savait plus rien ? Le retour de princes dont l'aîné au moins était criminel par ambition ? Tant de vies gâchées, tant de sang versé pour en revenir à une république peu disposée apparemment à céder la place, même si celui qui prétendait l'incarner, si Robespierre avait payé sa folie criminelle sur l'échafaud ? Mais Laura n'éprouvait aucune envie d'entrer en controverse avec cet homme de granit en qui elle sentait une joie secrète. La mort de Loeiza, même s'il l'avait reniée, lui donnait une raison de continuer la lutte. Tout comme la mort de Marie avait renvoyé Batz dans la fournaise...
- Que comptez-vous faire ? Il lui jeta un regard en biais :
- Ne croyez-vous pas, jeune dame, que je vous en ai assez dit ?
- Vous vous méfiez de moi ?
- Vous ne seriez pas là si c'était le cas, alors je vais vous répondre : je reprendrai les armes si l'occasion se présente. En attendant je reste chez moi où le jeune Armand sait qu'il peut toujours me joindre... et je remplis ma mission, conclut-il en désignant un sac placé entre ses jambes. Avant d'aller sur le Guildo, nous nous arrêterons un moment à Plancoët chez les demoiselles de Villeneux, deux charmantes vieilles filles dont je suis un peu parent et dont il est naturel que je me soucie, étant sans nouvelles depuis longtemps...
- Vous voulez dire qu'elles sont... un relais du courrier ?
- Nous disons une " maison de confiance ". Et Dieu sait si c'en est une ! Elles accueillent à bras ouverts qui demande asile, repos, nourriture, qui a besoin d'aide et qui n'en a pas besoin, le tout avec le sourire, et pourtant elles n'ont que très peu à partager car elles ne sont pas riches. Je n'aime pas les femmes en général, ajouta-t-il avec un nouveau regard de côté, mais celles-là je les aime bien parce qu'elles ont gardé des cours d'enfant...
Le petit voyage se passa sans incident et si parfois Laura eut l'impression de voir un chapeau noir disparaître derrière une haie, ou le canon d'un fusil luire sur un rocher, ce fut si fugitif qu'elle peut croire à une illusion. Aucun Bleu ne se montra avant les abords de Plancoët. Encore se contentèrent-ils de vérifier les papiers des occupants de la carriole, après quoi ils les laissèrent reprendre leur chemin en touchant vaguement leur bicorne en guise de salut...
- Ils ont fait de sacrés progrès ! commenta La Fougeraye en s'accordant un éclat de rire dès qu'ils furent hors de portée de voix. Avant Thermidor nous aurions été fouillés jusqu'à l'os et la charrette aussi. Maintenant il faut qu'ils soient en nombre pour se montrer vraiment curieux : ils savent trop que des hommes bien armés et déterminés peuvent leur tomber dessus n'importe où...
La petite ville de Plancoët étageait ses quatre cents demeures sur le versant de deux collines entre lesquelles coulait l'Arguenon, à deux lieues à peine de la mer mais en méandres aussi nombreux que pittoresques. Avant la Révolution elle était, comme nombre de cités bretonnes, un véritable nid d'aristrocrates. La famille de Chateaubriand y voisinait avec les Rosmadec, les Raguenel, les Boisteilleul, les Ville-Audrains, les Largentais, et les belles maisons de pierre aux larges perrons et aux pignons pointus abritaient alors une vie discrètement élégante, fort pieuse et volontiers cancanière que relayaient les nombreux manoirs et gentilhommières d'alentour répartis dans une région essentiellement forestière et maritime. Cependant, après le passage de la Terreur il ne restait pas grand-chose - trop de gens l'avaient payé de leur vie ! - d'un art de vivre désuet sans doute mais paisible et réglé par le son des cloches de Notre-Dame de Nazareth. Tout le monde se connaissait, s'appréciait peut-être plus ou moins, ainsi le veut la nature humaine, mais les règles d'une exquise politesse tenaient lieu de sentiments quand ils n'existaient pas et pouvaient devenir plus meurtrières que des insultes lorsque l'on se détestait. Les temps cruels étant venus, les rues devinrent désertes. Aussi bien, pourquoi sortir puisqu'on ne pouvait plus aller à l'église ? Seuls les jours de marché voyaient quelque animation mais les auberges recevaient surtout les sectionnaires et les hommes de la garde nationale. On ne s'y attardait plus guère : les affaires faites, chacun rentrait chez soi.
Certes Plancoët avait changé, mais comme à Saint-Malo on sentait à de légers frémissements que la vie n'allait pas tarder à se répandre de nouveau... Au moins, à présent, les volets se rouvraient.
Les demoiselles de Villeneux accueillirent leurs visiteurs avec une joie évidente. Ils apportaient des nouvelles et puis si Bran de la Fougeraye fréquentait volontiers jadis les salons de Plancoët, on ne l'y avait pas vu depuis longtemps. Quant à Laura, son nom lui assura une réception flatteuse : on ne voyait jamais sa mère mais l'on savait que sa fille s'était mariée à Versailles, qu'on l'avait crue morte et que Marie-Pierre de Laudren avait épousé le pseudo-veuf. Mais on savait aussi la mort de la mère et l'on se garda bien d'en parler, par discrétion.