Depuis, les deux femmes ne s'étaient pas quittées, trouvant dans leur vie commune un charme grandissant à mesure qu'elles se connaissaient mieux. À présent, Mme de Sainte-Alferine remerciait le ciel de lui avoir donné une nouvelle fille, cependant que Laura s'habituait à voir en elle une seconde mère qui, par ses qualités d'énergie et de courage, ressemblait un peu à la première, sans en avoir le caractère autoritaire et les emportements violents dus à la part espagnole de son sang. Lalie, elle, cultivait l'impassibilité que lui facilitait un visage dont elle pouvait effacer toute expression, mais le solide sens de l'humour qu'elle avait conservé en faisait une compagne des plus agréables...
Pendant quelques jours, toutes deux avaient goûté, dans la maison de la rue du Mont-Blanc où habitait Laura, à la détente physique de se retrouver, sous le soleil d'été, dans un cadre aimable, de pouvoir se laver, porter des vêtements propres, du linge sentant bon la lessive, d'une nourriture convenable, toutes ces petites choses auxquelles on n'attache guère d'importance dans la vie courante mais qui prennent un prix extraordinaire après un séjour en enfer... C'était aussi le cas, bien entendu, de tous ceux que les prisons venaient de relâcher et en vérité, on aurait dit que Paris tout entier respirait pendant que s'ouvraient, timidement d'abord puis de plus en plus nombreuses, les cachettes où nombre de braves gens dissimulaient un parent, un ami, un prêtre, tous ceux que menaçait l'effroyable Loi des suspects désormais annihilée.
Par Ange Pitou, revenu définitivement au journalisme d'opposition, elles apprirent qu'après la mort de Robespierre, une violente réaction s'était produite contre les bourreaux. C'étaient eux qu'à présent on envoyait par dizaines à l'échafaud, tandis que la Convention tremblait sur ses bases, que le Comité de salut public n'existait plus... que Jean de Batz enfin, toujours présent, quittait Paris pour se rendre en Suisse.
Lorsque Pitou laissa tomber ce nom, il observa Laura. Il la vit tressaillir, pâlir comme un blessé dont on effleure la plaie. Il sut à cet instant qu'elle aimait Batz - ce dont il se doutait ! - et que son amour à lui n'avait aucune chance, mais il n'en éprouva pas d'amertume. Il savait qu'entre ces deux-là existait, plus puissante encore que de son vivant, l'ombre charmante et désolée de Marie Grandmaison morte sur l'échafaud : l'amie de l'une, la maîtresse tendrement aimée de l'autre.
Mme de Sainte-Alferine elle aussi tressaillit, en fronçant les sourcils :
- Que cherche-t-il là-bas ? Les traces du petit roi qu'on lui a volé [iii] ?
- Il ne m'a rien dit de ce qu'il avait pu apprendre, répondit Pitou. En revanche, je sais que le jour où tombait la tête de Robespierre, Barras s'est fait ouvrir la prison du Temple et ce qu'il y a vu l'a effrayé : un petit garçon littéralement emmuré depuis six mois, sans soins, sans lumière - ou si peu ! -, presque sans feu. On lui passait sa nourriture par un guichet et personne ne se souciait de changer son linge ou de ramasser ses déjections. Quel que soit l'enfant que l'on a soumis à ce supplice, ceux qui l'ont ordonné mériteraient d'être marqués au front du fer rouge de l'infamie. Barras, évidemment, a ordonné que l'on s'occupe de lui. Quant au savetier Simon, son... " précepteur ", il a été guillotiné le même jour que Robespierre,
- Et la petite Madame ? s'inquiéta Lalie. Barras l'a-t-il vue ?
- Je crois, oui... il semblerait qu'elle soit en bonne santé
En dépit du tendre intérêt qu'elle portait à la petite Marie-Thérèse depuis la terrible journée du 10 août 1792, Laura ne s'était pas mêlée à la conversation. Elle pensait à Batz, essayant de deviner dans quel chemin il s'engageait encore. Etait-ce, comme venait de le dire Lalie, celui des ravisseurs de Louis XVII ? Et, en ce cas, il savait peut-être à qui ils avaient obéi en osant un rapt aussi audacieux sur les terres du duc de Devonshire : envoyés de la Convention désireux de récupérer un otage si précieux ou envoyés de Monsieur, comte de Provence et se disant régent de France, qui, certainement, ne le laisseraient pas vivre longtemps afin d'assurer à leur prince la succession de son frère, le roi Louis XVI ? Laura craignait que Jean n'eût opté pour cette seconde éventualité car la route de la Suisse ne lui disait rien qui vaille. Elle pouvait trop facilement conduire aussi à Venise où le comte d'Antraigues, l'ennemi juré de Jean, devait continuer de tramer ses conjurations au bénéfice du " régent ". Mais puisqu'elle n'y pouvait rien, puisqu'il était parti, Laura décida qu'il était temps pour elle de veiller à ses propres affaires et de se rendre à Saint-Malo pour y apprendre enfin ce ^u'il était advenu de Pontallec, et aussi de la maison d'armement des Laudren dont il s'était emparé par voie criminelle.
Elle pensait quitter Paris le 10 septembre mais un terrible événement incita Pitou à lui faire presser son départ : le 1er septembre (ou 14 fructidor), la grande poudrière du Champ-de-Mars explosa, ravageant tout sur son passage de Passy au faubourg Saint-Germain. Il y eut plus de deux mille morts et des centaines de blessés.
- Cela pourrait être un coup des derniers fidèles des jacobins, estima le journaliste, mais c'est sûrement un attentat criminel. Si ces gens-là se mettent à faire sauter Paris par morceaux, je préfère vous savoir au loin.
On partit donc, par la route du sud. Lalie souhaitait, et c'était bien naturel, aller prier sur la tombe de sa fille et aussi voir ce qu'il était advenu de son petit château. Elle n'aurait sans doute pas osé le demander à Laura mais ce fut celle-ci qui en fit la proposition :
- Le détour ne sera pas si grand, dit-elle, et nous gagnerons la Bretagne par la route de la Loire.
Cependant, on ne resta guère à " Alferine ". La comtesse ayant disparu passait pour émigrée. Elle était d'ailleurs inscrite sur la liste et ses biens avaient été vendus... Le manoir appartenait à présent à un ancien métayer qui s'y était installé. Des vaches paissaient dans le parc autour de la petite chapelle où Claire reposait. Encore eut-on beaucoup de mal à en obtenir la clef :
- Faudra voir à m'retirer tout ça ! grogna l'homme, un certain Maclou. J'veux pas dTjondieu-series chez moi et un d'ces jours j'vais raser c't édifice...
- Où reposent mon défunt mari et ma fille ? s'indigna la comtesse avec une émotion qu'elle ne put maîtriser. Comment pourriez-vous faire une chose pareille, Maclou ? Vous n'étiez pas un mauvais homme pourtant...
- Tsuis comme je suis et, à c't'heure, j'veux être maître chez moi ! Je n'ai pas besoin d'étrangers...
Mme de Sainte-Alferine allait protester, mais déjà, Joël Jaouen prenait le bonhomme à la gorge d'une seule main, le plaquait contre le mur de la chapelle, et lui mettant son crochet sous le nez :
- Touche seulement à ce lieu saint et à ceux qui y reposent et, sur le salut de mon âme, je jure de te pendre au premier arbre venu mais je ne t'y traînerai qu'après t'avoir égorgé avec ça !