Soudain, comme, fasciné par ce spectacle, il élargissait son champ de vision, il vit se lever une ombre terrifiante. Même pour le vieux dur à cuire qu'il était. Il n'eut pas le temps du moindre raisonnement. Le cri d'horreur s'étrangla dans sa gorge. Un coup terrible s'abattit sur sa tête. Le crâne fendu, il s'écroula dans son sang.
CHAPITRE IV
TROIS HOMMES
Tandis que Laura rentrait au pays pour retrouver ses racines en même temps que son bourreau et tenter de sauver ce qui pouvait l'être encore, Jean de Batz, au lieu de partir pour la Suisse comme il avait enjoint à Pitou de l'annoncer à la jeune femme, prolongeait son séjour à Paris. A ses risques et périls car, même si les enragés de la Terreur n'existaient plus, le conspirateur n'en restait pas moins recherché par la police et inscrit sur la dangereuse liste des émigrés. Mais l'enquête, forcément discrète, menée en Angleterre après que son petit roi lui eut été enlevé de nuit par des hommes masqués qui l'avaient blessé et réduit à l'impuissance, lui avait apporté la conviction que l'enfant avait été ramené en France et, peut-être, réincarcéré dans la vieille prison d'où il avait vu son père, sa mère et sa tante partir pour l'échafaud. La belle duchesse de Devonshire, qui leur donnait asile dans une dépendance de son splendide château de Chatsworth où le baron espérait achever l'hiver avant d'entreprendre le long voyage pour rejoindre le prince de Condé en Allemagne, mit à son service son amitié avec le prince de Galles, afin de lui faciliter les recherches. L'un des meilleurs policiers britanniques lui fut accordé et l'on sut ainsi que, peu de temps après l'enlèvement, cinq hommes de mauvaise mine accompagnant un Français et son jeune fils s'étaient embarqués au petit port de Skegness en annonçant Calais comme destination. Ces gens semblaient bien pourvus d'argent et leurs passeports au nom, pour les principaux, de Maurice Roques et son fils Charles, étaient parfaitement en règle. A l'auberge où les voyageurs prirent un repas en attendant la marée, un vieux soldat qui avait longtemps combattu en Amérique et qui comprenait le français s'était intéressé à ce groupe. A l'enfant surtout : il semblait à la fois souffrant, effrayé, et touchait à peine à son assiette. Il entendit alors le " père " lui dire en riant : " Allons, un peu de courage ! Tu devrais être content : je te ramène à la maison où tu vas retrouver ta bonne Maman Simon qui te faisait manger de si bonnes choses... "
On obtint aussi une description de ce Roques : un petit homme, noir de poil, avec des yeux enfoncés sous l'orbite mais perçants et une voix à la fois sèche et autoritaire. Pourtant son allure, ses manières étaient celles d'un aristocrate et Batz n'en fut que plus malheureux. Que plusieurs nobles de vieille souche eussent choisi de servir la Révolution, il le savait bien, mais qu'il s'en trouvât un assez vil pour traquer jusque dans son refuge un enfant royal mais pitoyable et le ramener à sa prison, à ses bourreaux, cela il ne pouvait l'accepter. Alors, après avoir remercié la duchesse, le prince, il était revenu à Paris juste à temps pour assister au bain de sang de la place du Trône renversé et voir mourir Marie Grandmaison, sa Marie dont l'amour ne lui avait jamais fait défaut, qui ne l'avait jamais trahi, fidèle jusqu'à cette mort affreuse qu'elle aurait pu éviter en l'abandonnant, lui, à son sort... La nuit venue, il avait suivi les tombereaux qui emmenaient les soixante victimes de la " messe rouge " vers les fossés creusés dans une parcelle du jardin d'un ancien couvent, et de ce qu'il avait vu, il avait cru devenir fou de douleur et d'horreur. Pour cela, ce petit garçon auquel il vouait sa vie et qu'on lui avait repris, il fallait qu'il le retrouve et le mène au port du salut... en attendant peut-être le trône de France.
De ses amis les plus chers, de ces vaillants compagnons de guerre souterraine, il restait peu. Presque tous avaient été exécutés en même temps que Marie ou s'étaient enfuis hors des frontières. Seul Ange Pitou demeurait, et c'était déjà beaucoup. Le jeune homme n'était plus garde national, mais il n'avait rien perdu de sa verve journalistique et collaborait à ce qui vivait encore de presse libre. Une sorte de don du Ciel ! C'est chez lui que Batz vécut les jours tumultueux succédant au 9-Thermidor, des jours où le monde se renversait, jetant à la guillotine ceux qui étaient les maîtres d'hier et les remplaçant par d'autres qui ne valaient pas plus cher. Des Barras, Tallien, Fouché dont deux, au moins, étaient des massacreurs de naguère à Bordeaux ou à Lyon mais qui s'efforçaient de se refaire une sorte de vertu ! Oui, c'était bon de se retrouver dans le petit appartement du gazetier, au contact quotidien de son inaltérable belle humeur, de son humour et de sa solidité ! Ensemble, ils pouvaient parler des absents, de Laura à qui Batz s'interdisait de penser pour ne pas entamer son courage ni sa volonté.
Un soir, ils étaient retournés à la maison de Charonne qui appartenait à Batz, bien que Marie en eût été propriétaire de nom. Ce n'était plus qu'une coquille vide : les pillards étaient passés par là, ne laissant que des débris dans le grand salon ovale où la jeune femme aimait tant se pelotonner au coin de la cheminée, dans le cabinet de travail où l'on avait fait du feu pour brûler les papiers, dans la grande salle du pavillon où les compagnons se réunissaient pour de joyeuses frairies entre deux coups de main, dans la chambre de Marie enfin, cette pièce exquise faite à son image où les narines sensibles de Jean croyaient retrouver son parfum mais où les miroirs brisés par une fureur imbécile ne conservaient plus son image...
Vide, la maison ? Pas tout à fait. Armés de chandelles découvertes dans la cuisine, les deux hommes descendirent à la cave. Elle aussi était dans un triste état : les précieuses bouteilles de Batz étaient envolées, vidées ou brisées, mais le mécanisme donnant accès à la partie secrète demeurait inviolé : la tremblante lumière des bougies révéla les presses à imprimer et les paquets d'assignats encore intacts comme la petite réserve d'or cachée dans un mur. Avant de s'enfuir devant les hommes de Vergne [viii], Batz y avait joint ce qu'il restait de la Toison d'Or de Louis XV, amputée certes du Grand Diamant bleu de Louis XIV et du rubis Côte de Bretagne mais représentant encore une assez jolie fortune. Il la prit avec lui ainsi que ce qu'il restait d'or, réparti entre les poches de Pitou et les siennes. Emplit d'assignats le sac qu'il avait apporté puis referma la cache avec beaucoup de soin et remonta à la surface où l'on souffla les chandelles.