Выбрать главу

- Où penses-tu cacher tout cela ? demanda Pitou - il avait fallu leur cohabitation pour le convaincre enfin de tutoyer son chef ! Pas chez... nous en tout cas. La logeuse a le nez trop sensible !

- Non. Chez Laura. Il y a un endroit que j'ai repéré. Tu iras demain demander la clef à Julie Talma...

- Tu penses que ça y sera en sécurité ? Une maison inoccupée, c'est tentant.

- Oui, mais la belle Thérésa Cabarrus, la maîtresse de Tallien que le peuple appelle Notre-Dame de Thermidor, habite à côté. C'est une bien meilleure sécurité qu'un bataillon de gendarmes.

Il leur fallait attendre l'aube et l'ouverture des barrières pour rentrer dans Paris. Ils allèrent s'installer dans la cuisine où demeuraient quelques meubles, s'étendirent chacun sur un banc et s'accordèrent quelques heures de sommeil, mais l'aube les trouva aux abords de la barrière de Bagnolet qu'ils franchirent peu après sans rencontrer de difficultés. On n'en était plus, grâce à Dieu, aux temps affreux de la Terreur et cela se sentait !

- A présent, dit Batz en se déshabillant pour faire un peu de toilette, il faut essayer de savoir ce qui se passe au Temple.

Et comme il en avait l'habitude lorsqu'il se trouvait embarrassé, il se rendit rue des Blancs-Manteaux pour consulter son vieil ami Le Noir.

L'ancien lieutenant général de Police devenu bibliothécaire du Roi pendant l'instruction de l'affaire du Collier de la Reine, parce qu'il faisait preuve d'un peu trop de perspicacité, n'avait guère changé depuis leur dernier revoir, un an plus tôt. Toujours impeccablement vêtu de noir et cravaté de blanc, il continuait de régner sur son univers de livres, de dossiers et de paperasses qui ne cessait d'augmenter de volume. Car, gardant la passion de son métier perdu, il avait su se constituer un petit monde d'indicateurs bénévoles qui le tenait au courant de bien des affaires discrètes. On le savait généreux et nombre de ces hommes, de ces femmes aussi lui gardaient de la gratitude parce que, de tous les lieutenants de police qui s'étaient succédé depuis Nicolas de la Reynie, il était sans doute le plus humain et le plus accessible à la pitié. Chez les truands c'était quelque chose que l'on n'oubliait pas.

- Eh bien, fit-il en se levant pour accueillir l'arrivant, voilà une visite que je n'attendais pas ! Je n'espérais plus vous revoir ! Que faites-vous à Paris ?

La joie qui pétillait dans son oil se mêlait à une certaine inquiétude et Batz nota que, sur le pommeau de la canne où elle s'appuyait, la main de Le Noir tremblait. Etait-ce l'excitation ou bien l'âge y était-il pour quelque chose ? Le vieil homme - il n'avait cependant que soixante-deux ans ! - lui paraissait plus maigre et de nouvelles rides marquaient sa figure de renard distingué.

- Je cherche le trésor qui m'a été volé en Angleterre, soupira le baron en se laissant tomber dans le vieux fauteuil de cuir qu'on lui désignait. Je crois savoir qu'il a été ramené à Paris...

Il s'interrompit pour sourire au valet - un ancien bagnard sauvé de la misère - qui entrait avec des verres et une bouteille de ce vin de Bourgogne que son maître offrait toujours à ses rares amis.

- Vous maintenez vos traditions, remarqua-t-il.

- Tant que ma cave le permet, ce serait dommage d'y renoncer, non ?

- Sans aucun doute ! Et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.

Ils trinquèrent puis accordèrent quelques instants au plaisir de savourer un grand vin mais le pli soucieux réapparut vite entre les sombres sourcils du baron et Le Noir reprit :

- Je ne vois pas bien ce qu'il y viendrait faire ? Il y a plus de six mois que rien n'a bougé à la tour du Temple.

- En êtes-vous sûr ?

- On n'est jamais sûr de rien, mon cher baron ! Mais si vous me racontiez ?

Batz s'exécuta à sa manière rapide mais calme et précise. Le Noir resta songeur un moment puis suggéra :

- Vous pensez qu'on l'aura réintégré ?

- C'est ce que j'ai cru comprendre des paroles saisies par le vieux soldat à l'auberge de Skegness.

- Cela me paraît difficile sans éveiller des curiosités. L'enfant a été quasiment emmuré jusqu'au 12 thermidor où Barras s'est fait ouvrir, et l'état dans lequel était celui qu'il y a trouvé ne s'acquiert pas en cinq minutes. Ni d'ailleurs en quelques jours. Procéder à un échange avant cette ouverture me semble impossible...

- Autrement dit, celui que Barras a vu est toujours ce jeune Normand que nous avons substitué au Roi ? Pauvre gamin d'ailleurs ! Je n'imaginais pas qu'on lui ferait subir ça ! C'est infâme !

- Qu'est-ce que vous imaginiez ? Qu'on allait crier bien haut que Louis XVII s'était envolé ? Il y avait de quoi y laisser sa tête et les gens de là-bas ne sont pas fous. Ils ont fait en sorte que l'on ne puisse plus le voir afin que nul ne s'aperçoive de la substitution...

- Et Barras ? Pourquoi n'a-t-il rien dit quand il l'a vu ? La ressemblance n'était pas frappante. Et de loin !

- Il n'avait aucun intérêt à dévoiler la supercherie. N'oubliez pas qu'il est entré dans l'éclairage violent de l'Histoire et que lui et ses complices doivent faire face à une situation difficile. Amputée d'une partie des députés qu'elle a remplacés de son mieux, la Convention va cahin-caha et nul ne peut dire où elle ira ainsi !

- Elle ne devrait plus exister du tout ! gronda Batz. J'ai fait ce qu'il fallait pour la détruire au point de m'y ruiner.

- Pas tout à fait, n'est-ce pas ? fit Le Noir avec un clin d'oil moqueur. Et d'ailleurs ce serait dommage. Vous aurez encore pas mal à dépenser si vous poursuivez votre tâche...

- Vous n'en doutez pas j'espère ? fit Batz presque machinalement car il poursuivait son idée. De deux choses l'une : ou bien les ravisseurs ont réussi à réintégrer le Roi...

- Je vous dis que c'est impossible !

- ... ou alors Barras ne l'avait jamais vu quand il était le Dauphin.

- Ne dites pas de sottises ! Je peux vous assurer, moi, qu'il l'a vu à plusieurs reprises. Il était à Versailles au moment des états généraux puis lors de cette insigne folie que fut le banquet des gardes du corps qu'il n'eut pas assez de mots pour fustiger. Il a vu la famille royale ramenée de force aux Tuileries lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Ensuite il est parti se marier dans sa Provence mais il est revenu, et je crois qu'il a été fort heureux de ne pas être député au moment du procès de Louis XVI. Cela l'aurait mis dans l'embarras parce qu'il ne souhaitait pas la mort du Roi. Il est vicomte, après tout !

- Pourrait-il être des nôtres ?

- Vous voilà devenu bien naïf ! L'homme est pourri jusqu'à la moelle. Quel que sort le côté où il penche, ce ne peut être que par intérêt. Il a trop tiré le diable par la queue et il songe avant tout à faire une grande fortune ! Mais laissons-le pour l'instant : lui seul pourrait répondre aux questions que vous vous posez. Encore un peu de vin ?

- Volontiers ! Il est merveilleusement propice à la clarté des idées...

- A condition de ne pas en abuser, le chamber-tin devrait être la boisson de tous les hommes d'esprit ! Mais... tout à l'heure vous avez prononcé un nom à propos de l'affaire de Skegness. Vous avez dit Roques il me semble ?

- En effet. Cela vous inspire ?

- Peut-être...

Le Noir se leva et, appuyé sur sa canne, alla vers une armoire prise entre deux bibliothèques. Une impressionnante pile de dossiers apparut, rangée dans l'ordre alphabétique annoncé par des étiquettes. Il prit la série de la lettre R, la compulsa, en sortit une feuille de carton, la lut, la rangea, reporta le tout dans l'armoire et recommença avec la lettre M. Enfin, un mince dossier à la main, il revint s'asseoir en face de son visiteur :

- Voilà ! dit-il. Maurice Roques... de Montgaillard ! Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?