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- Montgaillard ? fit Batz abasourdi. Il existe encore celui-là ?

- Oh oui ! Et plus que vous ne l'imaginez ! Il a trempé dans toutes les affaires louches mais il s'est fabriqué des " souvenirs " qui lui assurent le meilleur accueil en Autriche comme en Angleterre.

- Comment est-ce possible ?

- Innocent que vous êtes ! Mais... en s'attribuant une partie de vos exploits ! Il prétend, outre frontières, avoir participé à la préparation de la fuite à Varennes -c'est peut-être vrai d'ailleurs et vous n'en étiez pas ! - il raconte aussi qu'il a prêté au Roi une forte somme - les cinq cent mille francs sans doute dont le pauvre Louis XVI vous était si reconnaissant ! - et en outre il aurait achevé de se ruiner en tentant de faire évader la Reine du Temple puis de la Conciergerie...

- C'est insensé ? A qui pourrait-il le faire croire ? Il eût fallu qu'il soit en France ?

- Non seulement en France mais à Paris. Je l'ai appris depuis peu mais il y a circulé pendant des mois sans être inquiété par personne. Son nom a été rayé, mystérieusement, de la liste des émigrés. Qui sert-il, qui le protège ? Les Princes, des têtes de la Révolution ? Durant la Terreur, il se serait même montré près de l'échafaud, quand la " fournée " en valait la peine car il est doué d'un aplomb incommensurable ! Et il semblerait que pour lui aucune des contraintes, aucun des dangers créés par la Révolution ne l'ait gêné... un peu comme vous !

- Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ?

- Parce que c'est un faisan, un fabulateur assez génial et, tant qu'il ne s'approchait pas de vous, il était inutile de vous donner un souci supplémentaire. Tant qu'il se contentait de se faire des relations à travers l'Europe...

- Un proche de d'Antraigues, n'est-ce pas ? Je m'en souviens à présent...

Il revoyait, en effet, ce petit homme au visage pâle, aux joues creuses mais aux yeux pétillants sous de gros sourcils noirs. Un nez long, un menton en galoche n'arrangeaient pas les choses. Quelqu'un à cette époque avait dit qu'il avait l'air d'un juif portugais. Amusant d'ailleurs, assez spirituel, il semblait se donner à tâche de plaire un peu à tout le monde...

- C'est ainsi que l'on devient un agent double ! remarqua Le Noir. Et singulièrement dangereux si j'en crois ce qu'il y a là-dedans. Sous son perpétuel sourire il est cruel, implacable mais assez lâche. La guerre lui fait peur, c'est pourquoi il a jadis démissionné du régiment d'Auxerrois où il avait été admis. Il est venu ensuite à Paris et s'y est fait bien voir de l'archevêque de Bordeaux qui résidait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés : il a même épousé sa filleule à laquelle il a fait deux garçons avant de s'en désintéresser. Comme vous étiez en Espagne à l'époque vous n'avez rien su de tout cela, mais il se répandait beaucoup dans les milieux de finances.

- Nous nous sommes rencontrés ensuite parmi ceux qui gravitaient autour de la Constituante. Et j'en reviens à ce que je disais : lui et d'Antraigues se fréquentaient. Alors je pose la question : pour qui m'a-t-il enlevé le petit roi ? Pour le rendre à la Convention... sans doute contre une belle somme ? Ou bien l'amener à Monsieur ? Ce qui laisserait à ce pauvre petit peu de chances de vivre vieux...

- Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne suis pas dans sa tête, Dieu merci ! Cependant, tel que je connais le bonhomme, il doit avoir dans l'idée de le vendre au plus offrant...

Batz réfléchit un moment puis :

- Si vous ne pouvez répondre, qui, selon vous, le pourrait ?

- Barras bien sûr... et aussi cette fouine de Fouché qui semble en passe d'établir une sorte d'agence de renseignements à son seul profit. Ce qui prouve d'ailleurs qu'il est intelligent...

- Oh, je crois qu'il est plus que ça. Les quelques fois où j'ai pu le voir, j'ai eu l'impression de rencontrer maître Renard en personne... Je pense que j'essaierai d'abord Barras. Si pourri qu'il soit, il reste en lui quelque chose du gentilhomme, ce qui n'est pas le cas de l'autre !

Comme il se levait pour prendre congé, le vieil homme en fit autant et prit une de ses mains qu'il serra dans la sienne :

- Prenez garde tout de même ! Vous êtes toujours recherché et j'ignore en quelles dispositions se trouve Barras à votre sujet.

- Je crois bien que la seule façon de le savoir est de le lui demander, dit Batz en retrouvant soudain son sourire désinvolte. Et je pense qu'il m'écou-tera. Ou je me trompe fort ou il écoute toujours quand on lui parle argent...

En rentrant chez lui ce soir-là, Barras était de mauvaise humeur. Avoir abattu Robespierre ne suffisait pas à retrouver l'âge d'or et si la majorité du peuple avait laissé éclater sa joie et montré son soulagement, les turbulents faubourgs n'entendaient pas laisser leur échapper si vite une ère où leur violence avait fait la pluie et le beau temps. Le plus souvent la pluie, bien entendu. Ainsi, quelques jours plus tôt, Tallien avait échappé à un attentat tandis que l'on transférait en grande pompe le corps de Marat au Panthéon. D'où l'exaspération des gens dits normaux qui voyaient là un sacrilège, mais ce qui restait du club des Jacobins faisait de son mieux pour essayer de garder quelque puissance Or Barras, à mesure que passait le temps, se sentait de moins en moins jacobin. Ce qu'il voulait, c'était régner afin d'assouvir son inapaisable soif d'argent et de pouvoir...

Encore que son appartement de la rue Traversière-Saint-Honoré [ix], proche du Palais-Royal et des TUileries, fût agréable, il espérait bien, un jour pas trop éloigné, le troquer contre un palais. Le Luxembourg, par exemple, lui conviendrait assez, les anciens appartements du comte de Provence n'ayant guère subi de détériorations au moment où la famille royale était chassée des Tuileries livrées au pillage-Son souper achevé - qu'il avait pris seul par exception mais il ne détestait pas se retrouver au calme surtout après une journée agitée - il se délassait, assis au coin du feu dans une confortable bergère, un verre de vin d'Espagne à la main, ses longues jambes étendues devant lui. Il était tard. Botot, son secrétaire, était rentré chez lui depuis longtemps ; sa servante achevait la vaisselle avant de gagner sa mansarde. Au-dehors, la rue peu à peu retournait au silence. Il tira de son gousset la belle montre en or qui ne l'avait jamais quitté même durant ses campagnes des Indes et vit qu'il était onze heures. Le mystérieux visiteur annoncé par la lettre sans signature trouvée dans son antichambre le matin même n'allait plus tarder.

C'était en son honneur que Barras s'offrait cette soirée si peu conforme à ses habitudes. En recevant le billet il avait d'abord pensé n'en pas tenir compte mais le texte, court, avait éveillé sa curiosité : " Si le citoyen Barras est soucieux de sa fortune comme de celle de l'Etat, il sera seul chez lui ce soir, vers onze heures, et aura soin que sa porte ne soit pas fermée. " Pas de signature. L'écriture, élégante mais énergique, était celle d'un homme et Barras ne se souvenait pas l'avoir déjà vue. Il lui restait donc à attendre.

Le parquet de l'antichambre cria légèrement à l'instant précis où il remettait sa montre en place. Sans quitter son fauteuil, il se tourna vers la porte où s'encadrait déjà la silhouette mince d'un homme aux larges épaules et au port arrogant. Avec un haut-le-corps, Barras reconnut immédiatement ce visage brun aux traits accusés, au nez légèrement busqué, à la longue bouche mince au pli facilement ironique et aux yeux noisette pétillants d'insolence :

- Le baron de Batz ! s'exclama-t-il en se levant machinalement. Savez-vous que vous ne manquez pas d'audace ?

- Je ne crois pas en avoir jamais manqué, mais en avais-je tellement besoin pour venir chez vous, mon cher vicomte ?

D'un geste désinvolte, le visiteur jeta sur un fauteuil son long manteau gris à grands revers et son chapeau rond avant de s'approcher de son hôte :

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ix

Actuelle rue Molière.