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- Vous nous avez bienheureusement débarrassés de Robespierre et de sa clique, continua-t-il. Ce n'est pas, je suppose, pour ressusciter leurs manières ?

- Vous êtes toujours recherché, vous savez ? fit Barras avec un sourire qui lui vint tout naturellement : ce diable d'homme avait quelque chose qui forçait la sympathie sinon l'admiration.

- Disons que c'est une erreur. Que me reproche-t-on ? D'avoir comploté pour une destruction dont vous vous êtes chargé et de souhaiter toujours qu'on en finisse avec une Convention qui vous encombre autant que moi ?

- C'est assez juste... A présent asseyez-vous et dites-moi le pourquoi d'une visite nécessitant une si grande discrétion ?

Sans cesser de sourire, Batz considéra un instant son hôte : près de six pieds, des yeux verts et perçants, des traits réguliers, un visage expressif auréolé d'une seyante chevelure blonde crêpelée, une bouche aisément sarcastique, une fraîcheur de teint et une vivacité dans les gestes : en vérité Barras approchait de la cinquantaine avec une grande prudence et on lui aurait donné facilement dix ans de moins.

- Parce que ce que j'ai à vous dire nécessite quelques précautions. Mais je ne veux pas vous faire languir et je dirai donc... que je viens vous parler de Louis XVII.

Les sourcils de Barras se relevèrent :

- Le petit Capet ? Que...

- Ne l'appelez pas comme ça ! gronda Batz. La mode m'en paraît largement passée et vous aimez à suivre les modes ! En outre, c'est une erreur et c'est vulgaire !

- Une habitude simplement et qu'il a bien fallu prendre si l'on voulait rester en vie, soupira Barras. Que voulez-vous savoir ?

- Où est-il?

- Mais... au Temple !

- Au Temple ?

- Mais oui, voyons ! fit Barras en détournant les yeux afin d'échapper au regard pénétrant de l'autre.

- Vous en êtes bien sûr ?

- Naturellement j'en suis sûr.

- Vous mentez !... Oh ne montez pas sur vos grands chevaux, je suis ici pour jouer cartes sur table et je veux savoir ce que vous avez vu quand vous avez fait ouvrir ce reclusoir médiéval où l'on avait osé emmurer un enfant de neuf ans. C'était au lendemain de Thermidor...

- Et alors ?

- J'ai dit : cartes sur table ! Moi, le 19 janviei dernier, j'ai enlevé l'enfant à la faveur du déménagement des Simon et je l'ai conduit en Angleterre... où il m'a été volé. Alors à vous de jouer maintenant ! Vous connaissiez le Dauphin. Dites-moi si c'est lui que vous avez vu ! Attention ! Je veux la vérité et sachez bien que je la saurai tôt ou tard. Cette vérité, je suis prêt non seulement à vous donner ma parole de gentilhomme que je la garderai pour moi mais encore à vous la payer. Ce prix-là !

D'une poche intérieure de son habit gris fer, Batz tira un petit sachet de peau dont il écarta les plis pour montrer, à plat sur sa main, un beau diamant légèrement bleuté où les flammes des bougies allumèrent des reflets magiques. Elles allumèrent aussi l'oil de Barras :

- D'où le sortez-vous ? souffla-t-il abasourdi.

- Peu importe ! Il pèse trente-sept carats. Il est à vous si vous voulez bien user de franchise avec moi. Il me faut votre parole de gentilhomme.

- L'honneur ne vous suffit pas ou bien doutez-vous du mien ? ricana Barras.

- C'est très galvaudé de nos jours. N'importe qui a une parole d'honneur. Les gentilshommes savent se reconnaître entre eux et je vous ai déjà donné la mienne.

Les yeux dans les yeux de son visiteur, le vicomte de Barras déclara fermement :

- Alors je vous la donne ! Et je vais vous dire la vérité.

Il remplit à nouveau son verre de vin d'Espagne, en versa un pour Batz, le lui tendit et s'assit en face de lui. Sur le guéridon placé entre eux le diamant mettait une note féerique, mais Barras s'abstint de le regarder.

- Au lendemain de Thermidor, le Comité de salut public me fit savoir que l'on parlait d'une évasion des enfants de Louis XVI qui étaient à présent sous ma responsabilité. Je me rendis alors au Temple de très bonne heure et je vis que l'on avait maçonné un poêle avec au-dessus une vitre formant guichet par lequel on passait ses aliments au petit prisonnier. Une porte existait encore mais elle avait été barricadée si soigneusement qu'elle valait un mur et que, pour en venir à bout, il fallut beaucoup de temps. Quand elle s'ouvrit sur un lieu tellement obscur que d'abord je n'y vis rien, une odeur affreuse me sauta au visage : crasse et excréments mêlés. Enfin j'aperçus l'enfant. Il était couché mais pas dans le lit qui avait été celui de son père : il était recroquevillé dans un berceau dont je ne sais trop ce qu'il faisait là. Le jour entrait à peine par-dessus les hottes de bois que l'on avait placées à l'extérieur des fenêtres cependant garnies de barreaux. Je le fis lever mais il n'y parvint qu'à grand-peine : ses genoux, ses chevilles et ses mains étaient enflés. La figure était pâle et bouffie, ses cheveux blonds collés par la saleté qui était partout dans cette geôle ignoble : débris d'aliments sur le sol avec des déjections, des puces et des poussières sur les deux couches. Lui-même était vêtu d'un pantalon et d'une veste en drap gris raides de crasse comme la chemise qui ne se souvenait plus d'avoir été blanche. Je lui demandais pourquoi il ne s'étendait pas plutôt dans le grand lit. Il me répondit, avec difficulté car il semblait avoir oublié l'usage de la parole, qu'il y avait moins mal... Les deux commissaires qui m'accompagnaient me demandèrent alors si je le reconnaissais et je dis que c'était bien lui, mais aussitôt je donnai libre cours à ma colère. Je ne sais plus de quels noms je les ai traités, ces bourreaux imbéciles, puis j'ai ordonné que l'on fasse venir un médecin, M. Dussaut, et d'autres si ce n'était pas suffisant ; que l'on nettoie cette porcherie, qu'on lave l'enfant qui me paraissait malade, qu'on l'habille de propre et qu'enfin, dès que ce serait possible, on lui permette de se promener dans le jardin...

A cet instant du récit, Batz qui avait écouté son hôte avec une passion où se mêlait une colère mal contenue, laissa tomber sa tête dans ses mains :

- La promenade, murmura-t-il. C'est donc bien lui que vous avez vu... Ce misérable l'avait ramené comme il le promettait !

- Quel misérable ? Vous savez de qui il s'agit ?

- Oui. fl s'appelle Montgaillard et vous le connaissez, peut-être ?

- Cette fripouille ? Bien sûr que je le connais ! Aux pires jours de la Terreur, il plastronnait dans Paris se disant sans-culotte irréprochable, mais je me suis toujours demandé si c'était pas un agent double. Vous venez de m'en apporter la conviction !

- Comment cela ?

- Oh, c'est simple : le malheureux gamin que j'ai vu au Temple n'était pas Louis XVII. Une certaine ressemblance sans doute mais ce n'était pas lui.

Batz ferma les yeux un instant, ne sachant trop s'il devait se réjouir de cette confirmation ou la déplorer :

- Donc il le tient toujours ! murmura-t-il. Où a-t-il pu l'emmener ? Pourvu qu'il ne l'ait pas...

- Tué ? Vous voulez rire ! Tel que je le connais, il a sans doute l'intention de le vendre au plus offrant : l'Autriche, l'Espagne...

- S'il était à Vienne ou à Madrid cela se saurait et l'un comme l'autre des deux gouvernements proclamerait sa présence pour attirer les dévouements et cesserait ces tractations commencées depuis la chute de Robespierre.

- Vous avez sans doute raison. Il doit le garder quelque part en attendant que les choses se décantent. Il veut voir de quel côté le vent va souffler. J'avoue que si j'avais un tel otage, j'agirais sans doute de cette façon : Louis XVII vaut une fortune !

- Alors il me reste à trouver Montgaillard ! Certainement en Europe ! Une aiguille dans une botte de foin !

L'oil toujours sur le diamant, Barras suggéra :

- Fouché, peut-être, pourrait vous en dire plus.