- Je ne vois pas comment, fit d'un ton un peu distrait Batz qui, persuadé maintenant que Montgaillard agissait en accord avec d'Antraigues, songeait déjà à rechercher le fil perdu. On dit qu'il se cache pour éviter de rendre des comptes sur les mitraillades de Lyon ?
- Non, il ne se cache pas, mais il se fait tout petit. Et il a de gros besoins d'argent. Je suis sûr qu'avec un peu d'or ou une petite pierre dans ce genre...
- Je ne suis pas le comte de Saint-Germain, coupa sèchement Batz. Je ne les fabrique pas...
- Bien loin de moi cette pensée, mais je vous assure qu'un... secours serait le bienvenu et vos fonds ne seraient pas si mal placés. Pour survivre il se livre à de discrètes enquêtes policières et il connaît très bien Montgaillard ! J'irais même jusqu'à dire que c'est sans doute lui qui le protégeait au temps où il présidait le club des Jacobins.
- Intéressant, cela ! admit le baron. Mais s'il est à ce point aux abois il penserait peut-être fructueuse ma livraison au Comité de salut public ? Ma tête est toujours mise à prix, je suppose ?
- C'est pourquoi j'apprécie votre visite chez moi à visage découvert, sourit Barras. Chez lui, il vaudrait mieux endosser une autre personnalité. Je sais que vous en avez toujours eu plusieurs à votre disposition et si vous pouviez me confier laquelle vous pensez adopter, je pourrais prévenir Fouché et vous éviter ainsi les méfiances de la porte qui chez lui peuvent prendre d'immenses proportions !
Batz réfléchit un instant puis se décida :
- Eh bien... annoncez-lui le citoyen Jean-Louis Nathey, horloger suisse habitant Neuchâtel.
- Excellente idée ! approuva Barras. La Suisse est un pays rassurant parce que prospère, paisible et indépendant. Pour peu que vous sachiez en prendre l'accent...
- Cela présente d'autant moins de difficulté pour moi que le citoyen Nathey existe et que je le connais bien, fit Batz, employant avec aisance l'accent traînant de cet ami.
- Bravo ! c'est d'une grande vérité, applaudit Barras. Tout devrait aller pour le mieux...
Batz prit sur la table le sachet de peau, le referma autour du diamant en tirant les cordonnets et lui tendit le tout :
- Alors, il me reste à vous remercier ! Mais avant de partir je voudrais vous demander comment vous avez trouvé la petite Madame Royale puisque, sans doute, vous êtes allé la voir elle aussi ?
- En effet tout de suite après le... En dépit de l'heure matinale, elle était habillée, son lit était fait et sa chambre balayée. J'avoue qu'elle m'a impressionné. Si jeune et si digne ! En outre, elle est ravissante... ou plutôt le serait avec une nourriture convenable et un peu de vie au grand air : elle a des plaques rouges sur la figure mais elle reste vive et alerte, m'a-t-elle dit, en faisant chaque jour de nombreux tours de sa chambre comme sa défunte tante le lui avait appris. Naturellement, pour elle aussi j'ai donné des ordres adoucissants...
- Je vous en remercie !
Batz avait repris son chapeau, son long manteau et se dirigeait vers la porte accompagné de son hôte. Au moment de se séparer, celui-ci lui tendit la main :
- Si vous retrouvez l'enfant, dites-le-moi. Cela pourrait infléchir ma politique de façon appréciable...
Puis, comme Batz fronçait involontairement le sourcil, il ajouta :
- Seulement cela ! Je n'ai pas besoin de savoir où vous le ferez résider. Mais tâchez de le mettre dans un lieu assez sûr, assez secret, où il pourra attendre en paix que son étoile se mette à briller.
- Vous le saurez, assura Batz en prenant enfin la main offerte. A vous revoir, vicomte !
- Quand il vous plaira, baron !
La femme rousse qui vint ouvrir était laide à décourager toute description : aucun de ses traits n'avait l'air à la bonne place et la peau était sans éclat mais si la mise était pauvre, elle n'en était pas moins propre et même soignée. Sachant à quoi s'en tenir, Batz ne douta pas un seul instant de son identité en dépit du tablier bleu qui l'enveloppait.
- C'est à la citoyenne Fouché que j'ai l'honneur de m'adresser ? demanda-t-il avec cette politesse un peu cérémonieuse que l'on pratiquait encore dans les provinces.
- Elle-même. Que veux-tu, citoyen ?
- Je m'appelle Nathey et je viens de Suisse. Le citoyen Barras m'envoie...
- Qu'est-ce que c'est, Bonne-Jeanne ? cria une voix enrouée dans les profondeurs du logement.
- Un citoyen suisse qui vient...
- Je suis au courant. Fais-le entrer !
La femme s'effaça pour que Batz pût pénétrer dans une minuscule antichambre ouvrant sur une petite pièce encombrée qui devait mettre à rude épreuve les talents ménagers de Bonne-Jeanne. Cela sentait aussi la misère, peut-être à cause de l'odeur de pharmacie et de l'enfant qui piaillait dans la chambre voisine. Les deux meubles principaux en étaient la table où devaient se prendre les repas et un petit bureau croulant sous les dossiers et paperasses où un homme était assis, enveloppé d'une veste en laine et d'un châle gris tricoté. La maigre figure aussi était grise et les yeux bordés de rouge comme le nez : l'ancien bourreau de Lyon devait être enrhumé. Cela s'entendait autant que cela se voyait et un liquide chaud fumait dans une tasse à portée de sa main. Il est vrai qu'en dépit d'un petit poêle qui faisait ce qu'il pouvait, l'atmosphère de ce logis était froide, humide et malsaine. A l'image de l'immeuble . une bâtisse étroite, décrépite et toute en hauteur de la vieille rue Saint-Honoré.
- Tu es le citoyen Nathey ? demanda Fouché du ton dont il eût conduit un interrogatoire.
- C'est bien moi, chantonna Batz plus vaudois que jamais en regardant autour de lui d'un air de douloureuse surprise. Et vous êtes le citoyen Fouché ? C'est difficile à croire. Il n'y a pas si longtemps...
- Les événements nous mènent et dans la vie les jours ne se ressemblent pas souvent. Que veux-tu de moi ?
- Je cherche un homme qui me doit de l'argent et le citoyen Barras m'a conseillé de venir ici. Il dit que vous savez beaucoup de choses sur beaucoup de gens...
- Certes. Un talent utile quand on veut conserver la vie dans des temps pénibles. De qui s'agit-il ?
Batz leva les yeux vers le plafond craquelé comme s'il attendait une inspiration divine et soupira :
- Il s'appelle Montgaillard. Il est venu chez moi, à Neuchâtel. Il disait avoir beaucoup d'amis dans votre Convention et il m'a parlé... d'affaires intéressantes. Je lui ai donné de l'argent... et puis il n'est jamais revenu. Comme c'était un noble, j'ai pensé que... qu'il avait peut-être eu des ennuis mais j'ai entendu parler de lui dans une auberge et pas comme d'un mort ! Alors je le cherche.
- Et il te doit beaucoup ?
- Pas mal ! Oh, je ne suis pas ruiné mais l'argent est difficile à gagner et une parole est une parole. Alors je voudrais bien le retrouver.
Fouché souleva ses paupières précocement fripées - il n'avait que quarante-cinq ans ! - et considéra la figure arrondie et empreinte d'une grande naïveté de son visiteur.
- Les recherches coûtent cher ! fit-il.
- Je veux bien payer. J'ai là d'ailleurs ce qu'il faut, ajouta " Nathey " en tirant de sa poche une bourse à travers les mailles de laquelle brillaient des pièces d'or. Pour un simple renseignement, cela devrait suffire ? conclut-il sur un ton nettement plus ferme. Et il posa la bourse devant Fouché.
- Un simple renseignement ? Lequel ?
- Où mon voleur se cache-t-il ? Est-il en France ? Une grimace qui pouvait ressembler à un sourire arqua les lèvres minces.
- Tu dis que tu le connais, tu es suisse et tu ne sais pas que, même s'il ne s'en est jamais beaucoup occupé, il a tout de même pris la peine d'installer sa femme et ses enfants dans ton pays ?
- Pourquoi est-ce que je devrais le savoir ? Parce que je suis un citoyen helvétique ?