- Malmené non, je ne l'aurais pas permis, mais il était sévère, parfois désagréable, et semblait ne pas très bien savoir ce qu'est un enfant de dix ans...
- Je comprends que le petit ait saisi l'occasion qui s'offrait à lui... Eh bien, mon cher abbé, je vous rends votre liberté. Vous pouvez, au choix, achever votre promenade ou rentrer vous coucher ! En tout cas, inutile de raconter ce qui vient de vous arriver. Cela risquerait d'augmenter la fièvre de votre cher malade. Vous ne m'avez jamais vu ! Pour ma part je resterai coi sur notre agréable entretien...
- Je ne dirai rien. C'est préférable ! fit l'abbé en s'ébrouant. Mais je vous préviens que d'autres s'intéressent à l'affaire et que M. le comte va vivre ces jours à venir sous une menace...
- Eh bien, qu'il s'en arrange ! Je vous souhaite une bonne nuit, l'abbé !...
Heureux soudain comme un collégien, Batz alla chercher son cheval et partit au pas pour ne point éveiller les échos de la nuit. Quand il fut assez loin, il mit au galop et reprit joyeusement le chemin de Baie et du Sauvage. Que Montgaillard et Lemaître meurent ou survivent lui était profondément égal, à présent qu'il savait son petit roi parvenu précisément là où il voulait l'amener : sous l'égide de ce loyal soldat, de ce grand seigneur qu'était le prince de Condé. Demain il se rendrait auprès de lui.
Il était déjà loin de Rheinfelden quand, soudain, il se dressa debout sur ses étriers, arracha son chapeau qu'il brandit en l'air et, de toute sa voix, cria comme un défi à la nuit :
- Vive le Roi !
Seuls le hululement d'un hibou et le froissement du fleuve lui répondirent...
Après sa nuit passée à cheval, Batz avait besoin de récupérer et dormit une partie de la journée au grand dépit de Merian qui brûlait de curiosité, partagé entre la joie de l'avoir vu revenir vivant et le désir d'en savoir davantage sur ce qu'il était allé faire à Rheinfelden. Vers la fin du jour, il n'y tint plus : empoignant un cruchon de munchensteiner et deux verres, il grimpa chez son pensionnaire, frappa et trouva celui-ci occupé à se raser.
- On ne vous a pas vu de la journée, monsieur le baron. J'étais inquiet...
- ... et vous m'apportez de quoi me réconforter ? Excellente idée, mais rassurez-vous, tout va bien !
- Vous... n'avez pas eu d'ennuis ?
Il fallait que Merian, si discret, fût vraiment inquiet pour poser une question de ce genre. Batz le comprit, plongea son visage dans la cuvette pour ôter les restes de savon, s'essuya et déclara avec un grand sourire :
- Non. Tout va très bien. Le cher Montgaillard est vraiment en piteux état, quant à votre autre client, je serais fort étonné qu'il fît parler encore de lui... ou alors dans un long moment. Mais pourquoi êtes-vous soucieux ?
- Un groupe de cavaliers s'est arrêté ici hier soir, après votre départ. Ils voulaient manger, boire et, pour ce que j'ai pu comprendre, ils attendaient quelqu'un et ne sont partis que lorsque je leur ai fait savoir qu'il me fallait fermer. J'ai entendu l'un d'eux dire : " Allons au second point de ralliement... " et ils s'en sont allés.
- De quel côté ?
- En suivant le bord du fleuve vers Rheinfelden...
- Moi, en tout cas, je ne les ai pas rencontrés. Mais buvons puisque vous avez pris la peine de m'apporter ceci !
Les deux hommes trinquèrent, burent et Batz fit claquer sa langue sans faire preuve d'un souci d'élégance excessif :
- Vous avez toujours su choisir vos vins, mon cher Merian. Celui-là est délicieux, parfumé...
- Et il ne monte pas à la tête. Est-ce que je ferai monter le souper comme hier ?
- Ma foi non. J'ai envie d'entendre ce qui se dira à votre table d'hôtes. Qu'attendez-vous ce soir ?
- La diligence de Berne. En dehors... je ne sais pas trop. C'est selon l'humeur de mes habitués. Un ou deux officiers de Huningue peut-être ?
- Et personne de chez le prince de Condé ?
- Je ne crois pas. Monsieur le Prince [xv] aurait quitté Mulheim pour rejoindre à Fribourg Mme la princesse de Monaco. Elle serait souffrante...
- Je n'arriverai jamais à comprendre d'où vous tirez toutes ces nouvelles, s'écria Batz en riant. Vous êtes mieux informé que les gazettes ! Alors, vous qui savez tout, sauriez-vous m'apprendre où se trouve le jeune duc d'Enghien ? Lui au moins est à Mulheim ?
- C'est possible mais ce n'est pas certain. Au mois de janvier dernier, le duc est tombe gravement malade et on l'a transporté à Ettenheim chez le cardinal de Rohan qui a paraît-il un médecin remarquable...
- Ce n'est tout de même pas Cagliostro ? Il a disparu complètement, celui-là ?
- Non, c'est un médecin suisse dont j'ai oublié le nom. Or, dans la maison du cardinal vit sa nièce, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Elle est, dit-on, très belle. Elle a soigné le jeune duc et...
- ...et l'amour est entré en même temps que revenait la santé. Alors, dès qu'il lui est possible, le duc retourne à Ettenheim ...
- On ne peut mieux dire, monsieur le baron.
- Bien. J'achève de m'habiller et je descends souper.
La table d'hôtes du Sauvage n'apprit rien à Batz ce soir-là : il n'y avait que les voyageurs de la diligence, une assemblée hétéroclite de gens dont la conversation - quand conversation il y avait ! -tournait autour du temps, du prix des denrées, de l'état des routes et des dangers que faisait courir à la sage Helvétie le voisinage d'une nation aussi turbulente que la France dont les troupes, bien qu'appartenant à des partis opposés, s'arrangeaient pour encombrer les deux rives du Rhin.
Excédé par ces propos sans intérêt, Batz préféra se priver de dessert pour aller fumer une pipe en buvant du kirsch près de l'énorme poêle où Merian vint le rejoindre tandis que le ballet de ses servantes desservait la table et remettait de l'ordre.
Batz lui annonça son départ pour le lendemain matin.
- Est-ce que vous nous reviendrez bientôt ? demanda l'hôtelier. Noël chez nous est une si belle fête !
- En vérité, je n'en sais rien, mon ami. Je dois mener à bien une affaire difficile et il se peut que je revienne, mais s'il m'est donné de passer la Noël quelque part j'aimerais assez que ce soit chez moi. J'ai acheté une terre en Auvergne et je ne la connais pas encore...
En homme qui sait son monde, Merian n'insista pas et s'inclina en disant que le Sauvage et lui-même seraient toujours heureux de se mettre au service du baron à quelque période de l'année que ce fût. Ce dont Batz ne doutait pas. Ceux qui préféraient son auberge à celle plus opulente des Trois-Rois trouvaient souvent le chemin du cour de Merian mais, en outre, il vouait au baron une amitié teintée d'admiration. A l'aube du lendemain, il l'accompagna jusqu'à l'imposant portail gothique donnant accès au grand pont sur le Rhin qui réunissait le Grand Baie à son petit frère, le Petit Baie. Ce portail était orné de la tête en métal peint et doré du " roi des bègues " qui, à l'aide d'un mécanisme, tirait la langue au Petit Baie à intervalle régulier. Là ils se quittèrent. Batz sauta en selle et s'élança sur le pont, sans oublier au passage d'ôter son chapeau devant la petite chapelle qui en marquait le centre. Merian resta où il était jusqu'à ce qu'il eût vu disparaître ce client en qui s'incarnait pour lui son goût profond pour l'aventure...
Ettenheim étant distant de Baie d'environ vingt-cinq lieues, Batz n'y arriva que le lendemain à la nuit tombante. Rassuré sur le sort de son petit roi, il n'avait aucune raison de fatiguer son cheval. La ville, située dans l'un des premiers vallonnements de la Forêt-Noire et à peu de distance du Rhin, se nichait au milieu de terres cultivées et de vignes dont le point d'orgue était une belle église baroque d'une attendrissante couleur rosé. C'était le cour d'une petite principauté dépendant de l'évêché de Strasbourg, mais désormais séparée de lui. Le cardinal-prince de Rohan s'y était installé après un bref passage à l'Assemblée constituante dans les rangs du clergé et y menait depuis la vie la plus digne et la plus généreuse qui fût. Les premiers émigrés se dirigeant vers l'est avaient reçu de lui la plus fraternelle hospitalité, et tout d'abord le prince de Condé, sa " princesse " et ses officiers parmi lesquels le vicomte de Mirabeau, frère cadet du célèbre homme politique, qui avait formé là sa fameuse légion Mirabeau incorporée à l'armée de Condé et connue pour sa valeur et ses uniformes noirs. Depuis l'armée de Condé était allée vers son destin, et Ettenheim avait retrouvé une relative tranquillité.