- Mais je... je, bredouilla l'homme épouvanté, je... disais ça comme ça ! Une idée.- dans l'vent, quoi !
- Alors arrange-toi pour qu'il l'emporte loin d'ici ! Et sache deux choses : un, je reviendrai voir, et deux, débrouille-toi pour ne pas faire trop de dégâts dans ce manoir parce que le jour n'est peut-être pas si éloigné où on te le reprendra. La chance tourne à Paris, tu sais, et ça ne va pas tarder à changer partout !
- Te... te fâche pas ! J'obéirai. Tiens ! Via la clef...
Il la tendit et s'enfuit à toutes jambes vers la maison. Laura le regarda s'éloigner :
- Vous ne craignez pas qu'il aille chercher du renfort ?
- J'ai là tout ce qu'il faut pour le recevoir, dit Jaouen avec un grand calme en montrant les pistolets passés à sa ceinture. Ils sont chargés et j'ai aussi cette épée dont je sais me servir...
Mais Maclou ne revint pas. Longuement, Lalie put prier devant la dalle qui recouvrait son enfant, y déposa le bouquet de rosés que Jaouen était allé cueillir dans ce qui restait d'une petite roseraie, se pencha pour déposer un baiser sur la pierre de tuf-feau blanc puis, se relevant, glissa son bras sous celui de Laura qui achevait sa prière :
- Partons ! murmura-t-elle. Je regrette seulement qu'il n'y ait plus ici le moindre couvent pour m'y retirer et rester auprès d'elle...
- Moi, je m'en réjouis, dit la jeune femme avec beaucoup de douceur, parce que je n'ai pas envie de vous perdre et parce que je suis persuadée qu'une autre vie vous attend...
- Une autre vie ? Comme c'est beau d'être jeune et de croire en l'avenir !
Puis, se détournant, elle posa sa main sur l'épaule de Jaouen :
- Merci de ce que vous avez fait ! Je ne l'oublierai jamais.
Il s'inclina sans répondre, sortit de la chapelle, referma derrière les deux femmes et offrit la clef à la comtesse :
- Gardez-la ! dit-il. Je ne crois pas qu'on aura le mauvais goût de venir vous la réclamer. Ici au moins, vous êtes toujours chez vous...
Quelques instants plus tard, la chaise de poste prenait la route de Tours où l'on ferait étape.
Croyant que Laura n'avait pas entendu sa question, Lalie la répéta :
- Avez-vous une idée de ce que nous allons faire à présent ?
La tête appuyée au dossier en bois de son petit fauteuil, la jeune femme qui tenait ses yeux fermés ne les rouvrit pas.
- Souper... dormir... et puis voir comment les choses se présentent. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré nous arrêter dans cette auberge et ne pas entrer dans Saint-Malo. Il faut savoir où se trouve Pontallec...
- Personne ne vous connaît ici ?
- Non, je ne crois pas, en dépit du fait que la Laudrenais, notre malouinière qui est notre maison d'été, s'élève au bord de la Rance, pas bien loin d'ici. Seuls ma mère et mon frère Sébastien étaient fort connus dans le bourg. Moi je ne sortais guère du domaine que pour la messe du dimanche. Et d'ailleurs, pendant les vacances j'étais beaucoup plus souvent chez mon parrain, à Komer... où je vous emmènerai. Le reste du temps et depuis mes dix ans, je le passais au couvent. Et puis, qui irait chercher une Laudren sous mon masque d'Américaine ">
- Et votre Jaouen ? On ne le connaît pas non plus ?
- H n'y a aucune raison. Il n'était pas au service des miens mais à celui des Pontallec. H est né là-bas, frère de lait de celui qui est devenu mon époux, avec qui il a été élevé et dont il était l'homme de confiance. Notez que je n'ai pas dit l'âme damnée : il a rompu toute relation avec lui quand il a osé me ramener vivante d'un voyage au cours duquel il devait me tuer en simulant un accident [iv].
- Et depuis il s'est voué à votre protection. C'est chose toute naturelle : il vous aime, cela se sent.
- En effet, il me l'a avoué un jour, il y a déjà longtemps. Mais il sait que je ne l'aime pas. Pas comme il le souhaiterait tout au moins.
- Sait-il aussi que vous aimez Jean de Batz ?
- Oui... Cela ne l'a pas empêché de lui sauver la vie le jour de l'exécution de la Reine... mais, je vous en prie, Lalie, évitez de me parler de Batz en ce moment ! La Terreur est finie, il est libre, il est loin... et moi j'ai besoin de tout mon courage pour essayer de relever les ruines que Pontallec a l'habitude de semer sur son passage. En admettant qu'il soit encore vivant. Ce que je ne saurais lui permettre encore longtemps-Pendant ce temps, Jaouen et Bina étaient descendus dans la salle commune pour y prendre leur repas et se mêler aux autres consommateurs. D'abord regardés avec méfiance puisqu'ils venaient de la capitale, leurs noms et qualité de Bretons incitèrent assez vite les langues, un instant retenues, à reprendre leur activité. Simplement on ne s'occupa plus d'eux. Le sujet dont on débattait de façon quasi générale était le départ de Le Carpentier, rappelé à Paris quelques jours plus tôt par une " note de la Convention ".
- J'aurais bien voulu la voir, la note, dit un pêcheur occupé à planter un morceau de poisson sur une tranche de pain. M'est avis qu'il y en a pas eu du tout et que Le Carpentier a saisi la première occasion de filer sans tambours ni trompettes. Est ce que quelqu'un a assisté à son départ ?
- Si certains l'ont vu personne n'en a soufflé mot, dit l'aubergiste. Il faudrait interroger les soldats qui étaient de garde à la porte de Dinan.
- S'il leur a ordonné de se taire ils ne diront rien. On a encore peur de lui, j'crois bien, parce qu'on ne sait pas au juste ce qu'il garde comme pouvoirs-Un personnage déjà âgé, bien mis, qui mangeait une cotriade à une petite table près de la cheminée et que tous semblaient considérer, prit la parole :
- Inutile d'interroger les factionnaires, ils ne vous diront rien. Le grand homme a filé comme un voleur, la nuit, à marée basse et par les grèves. Quelqu'un l'a vu, et comme le Comité de surveillance de Port-Malo a été destitué le lendemain, personne ne lui courra après...
- La note était peut-être vraie, maître Bouvet, dit un homme. Si c'est le cas, il est parti pour Paris...
- En se cachant ? Je vous parie, moi, qu'il a regagné son Cotentin natal où il doit espérer se perdre dans les landes et les chemins creux...
- Et son ami Pontallec, qu'est-il devenu ? C'était Jaouen qui, élevant la voix, venait de se faire entendre. Tous les yeux se tournèrent vers lui mais ce fut le silence.
- Eh bien ? insista-t-il. Etes-vous tous devenus muets ? Ou bien n'avez-vous jamais entendu ce nom ? Pontallec ?
Avec un bel ensemble, ces gens dont certains étaient sans doute des révolutionnaires se signèrent plus ou moins discrètement cependant que l'aubergiste Henry s'approchait :
- Citoyen, dit-il, si vous êtes de ses amis, vous feriez mieux de quitter cette maison. Tous ici nous l'avons connu mais pas pour notre bien. Alors...
Le geste complétait la parole et indiquait la porte. Jaouen haussa ses larges épaules :
- Je ne suis pas son ami, loin de là, et si je le cherche c'est parce que j'ai un compte à régler avec lui. Mais vous venez de dire : " Nous l'avons connu. " Est-ce qu'il n'est plus là ?
L'atmosphère se détendait. Les conversations reprenaient, bien qu'à mi-voix. Henry alla chercher une bouteille d'eau-de-vie, des verres, et vint s'asseoir à la table où Bina ouvrait de grands yeux effrayés sans plus oser manger.
- D'où le connaissiez-vous ? demanda-t-il encore, méfiant.
- Avant la Révolution, nous étions à son service, l'un et l'autre, fit Jaouen en désignant Bina de la tête. Moi je l'ai quitté pour aller me battre aux frontières après qu'il eut tenté à plusieurs reprises de faire assassiner sa jeune femme. Il a d'ailleurs fini par la dénoncer avant de prendre le large...
Le vieux monsieur que l'on appelait maître Bouvet quittait lui aussi son coin et s'approchait en bourrant sa pipe. On lui fit place, ou plutôt Bina, sentant qu'il valait mieux laisser les hommes entre eux, se leva pour lui donner la sienne avec une petite révérence dont il la remercia en lui pinçant la joue.