Destin assez dramatique pour cette troupe de volontaires mais toujours marqué au coin d'un courage aussi grand que celui des soldats, français comme eux, qu'ils affrontaient. Durant l'été 1793, l'armée de Condé [xvi] avait mené une brillante opération aux lignes de Wissembourg qui aboutit à la prise de Haguenau et menaça sérieusement Strasbourg. La Convention envoya alors d'importants renforts. Pichegru à Bertsheim et Hoche au Geisberg repoussèrent les soldats du Prince qui durent se replier vers Landau, repasser le Rhin et aller prendre leurs quartiers d'hiver à Rastatt. Un exode douloureux, marqué de scènes cruellement exemplaires comme celle-ci : on transportait deux hommes dans une charrette ; l'un était M. de Barras, cousin du conventionnel, l'autre un grenadier de la légion Mirabeau à qui la douleur arrachait des cris à chaque cahot. Barras exhorta alors son compagnon à mieux supporter sa souffrance en mémoire de son Dieu mort sur la croix et de son Roi mort sur l'échafaud. Le blessé alors répondit entre deux plaintes :
- C'est bien facile à dire quand on n'est pas blessé....
Pour toute réponse, M. de Barras ouvrit son manteau pour montrer les énormes pansements entourant ce qui restait de ses cuisses emportées par un boulet de canon [xvii].
Ensuite, le terrible hiver pesa lourdement sur la petite armée aux prises avec la maladie, le froid, les équipements insuffisants et faillit emporter le duc d'Enghien. Le prince de Condé, manquant de moyens parce qu'il voyait le fond de sa cassette en dépit de l'aide apportée par son amie la princesse de Monaco qui vendit ses diamants et ce qui lui restait d'objets de valeur, reçut enfin des subsides de l'Angleterre. Ce qui lui permit de refondre son corps en fonction des mouvements de l'armée du Rhin, de faire établir par son petit-fils des positions comme le camp de Mulheim destinées à réduire la distance avec l'ennemi...
Mais, à Ettenheim, dont le son des cloches rythmait la vie quotidienne, les échos de la guerre n'arrivaient plus que lors des brefs passages du duc d'Enghien. Le jeune prince ne manquait pas une occasion de revoir celle qu'il aimait et de recevoir aussi les bienfaits de la source thermale qui fonctionnait encore malgré l'insécurité des temps.
La demeure du cardinal de Rohan n'était pas un château mais, au cour même du village, l'Amtshaus, une grosse maison ancienne dont l'immense toit brun à deux pentes s'achevait par deux pignons sculptés. Elle prenait jour par de nombreuses fenêtres à petits carreaux, presque carrées et quelques arbres l'ombrageaient mais la porte n'était fermée ni de jour ni de nuit, le cardinal se voulant au perpétuel service de quiconque pouvait avoir besoin de lui. Il y vivait simplement, avec sa nièce et quelques familiers, religieux pour la plupart ainsi que Batz l'apprit à l'auberge Zur Sonne, jouxtant un ancien couvent. On lui dit aussi que le meilleur moment pour une audience privée était le matin, après la messe que Son Eminence disait toujours à sept heures dans l'église rosé peu éloignée. Aussi le jour se levait-il à peine que Batz, déjà prêt, rasé, tiré à quatre épingles vit passer devant son auberge celui qui l'intéressait, enveloppé d'un grand manteau noir et appuyé au bras d'une jeune fille dont le capuchon rabattu sur les épaules permettait de voir qu'elle était blonde et très belle, de cette beauté douce qui enchante sans s'imposer avec fracas et lui rappela Marie... Un petit prêtre trottait derrière eux, un livre de messe entre les mains.
Batz attendit le temps convenable pour permettre au cardinal de rompre le jeûne. Lui-même prit un repas de café et de ce pain de la Forêt-Noire, aussi foncé qu'elle, dense et très goûteux, qui s'accommodait si bien de beurre frais et de miel de sapin. Il était près de neuf heures quand il se présenta et fut reçu en haut de l'escalier de bois par un ecclésiastique en qui il reconnut celui de tout à l'heure :
- Baron Jean de Batz. Au service de Sa Majesté le roi Louis XVII ! lança-t-il du haut de sa tête de façon quasi militaire.
Le prêtre ouvrit de grands yeux, leva un sourcil puis sourit :
- Voilà qui est inattendu ! Je suis moi-même l'abbé d'Aymar, de l'abbaye de Neuviller en Alsace, attaché tout spécialement à Son Eminence. Voulez-vous patienter ? Je vais voir si elle peut vous recevoir.
- Pensez-vous que cela soit possible ?
- Le contraire m'étonnerait beaucoup... Quelques secondes plus tard, en effet, Batz pénétrait dans une pièce plutôt petite qui tenait à la fois du cabinet de travail, du salon et de l'oratoire. Un soleil hivernal s'étant décidé à paraître, les deux fenêtres étaient ouvertes et laissaient passer un air vif qui fit frissonner Batz débarrassé de son manteau dès le vestibule : en bon fils de la douce Gascogne, il était sensible au froid.
Ce n'était pas le cas apparemment de celui qui l'accueillait et semblait fort à l'aise dans une simple soutane noire. Seule la calotte pourpre autour de laquelle bouclaient de beaux cheveux blancs indiquait le rang du personnage devant lequel Batz s'inclina avant d'être admis à baiser l'anneau d'or orné d'un saphir. A soixante ans, le cardinal-prince Louis de Rohan demeurait un très bel homme, en dépit des rides douloureuses marquant son fin visage : les traces du calvaire gravi au cours de ce que l'on appelait alors - et on continuera ! - l'affaire du Collier de la Reine, et ses mains étaient les plus belles du monde. Il trouva un sourire bienveillant pour accueillir son visiteur :
- L'insaisissable baron de Batz ! dit-il. Savez-vous que c'est un privilège de recevoir chez soi un homme après lequel courent encore toutes les polices de France ?
- Votre Eminence m'honore plus que je ne le mérite.
- Allons donc ! Vous êtes en train de devenir légendaire. L'homme du Roi, celui qui a tout tenté pour l'arracher à l'échafaud au matin du 21 janvier, qui a tout fait pour soustraire la famille royale, puis la Reine à un sort affreux...
- ...et qui a enlevé Louis XVII du Temple à la faveur du déménagement des Simon chargés de son " éducation ". Oui, je suis celui-là, dit Batz sans forfanterie aucune. Et c'est de Sa petite Majesté que je viens parler avec vous, Monseigneur !
L'aimable visage du cardinal se ferma soudain, se fit hautain même.
- Cela vous plaît à dire. Pour autant que je le sache, le malheureux enfant est toujours prisonnier de la Tour...
- Nous avons substitué un autre garçon au Roi... mais je crois que Votre Eminence n'en ignore rien ?
- M'accuseriez-vous de mensonge ? fit Rohan avec dédain.
- Dieu m'en garde ! Mais l'affaire est d'une telle gravité qu'elle oblige Votre Eminence à la prudence. Même envers moi qu'après tout elle ne connaît pas.
- Comme vous dites, en effet : je ne vous connais pas. Qui me dit que vous êtes vraiment le baron de Batz ?
- Rien, admit celui-ci avec tranquillité. Pas même mon passeport puisque de nos jours les faux papiers pullulent. Je n'ai donc aucun moyen de prouver mon identité, mais si Votre Eminence le permet et veut bien m'accorder encore quelques instants, je lui dirai comment j'ai acquis de bonnes raisons de penser que l'enfant n'est pas passé loin d'ici...
xvi
A ne pas confondre avec l'armée des Princes, mal encadrée, mal dirigée, qui s'était vainement épuisée sur la route de Valmy sans même parvenir au contact.