- Nous ne nous entendions guère, pourtant ! soupira Batz. Je crois qu'il se méfiait de moi...
- Après ce qu'il a subi, comment ne pas se méfier de tout le monde ? A commencer par celui qui l'enlevait. Mais je peux vous assurer que cette méfiance n'existait plus, qu'il a apprécié vos soins, votre courtoisie... surtout lorsqu'il s'est trouvé aux mains de son ravisseur. Celui-là ne l'a guère ménagé et je crois qu'il a fini par le haïr.
- Vos paroles me sont douces, madame... Me direz-vous où est le Roi à présent ? Chez le prince de Condé ?
- Non. En fait, il n'y est jamais allé. Louis-Antoine... je veux dire le duc d'Enghien l'a mené tout de suite ici mais dans le plus grand secret. Puis il est allé rendre compte à son grand-père et c'est lui qui a décidé de ce qu'il convenait de faire...
- A propos, coupa le cardinal, où pensiez-vous l'emmener ?
- S'il m'était rendu maintenant ? Chez moi, en Auvergne. J'y ai fait l'acquisition d'une terre en déshérence, d'un château au bord de l'Allier et à l'écart de tout, gardé par la rivière et la montagne. L'endroit, au cour profond de la France, me semblait idéal pour attendre des temps plus favorables à une restauration et au rassemblement discret de partisans fidèles, futur noyau d'une armée. Puis-je à présent renouveler ma question : où est-il ?
Sans quitter la main de Mlle de Rohan-Rochefort, le cardinal se leva et vint à Batz .
- Me croirez-vous si je vous dis que nous n'en savons rien ?
Batz osa fixer le cardinal au fond de ses yeux bleus et n'y lut qu'une absolue sincérité. Pourtant, la nouvelle était difficile à avaler.
- Rien ? répéta-t-il en écho. Est-ce possible ?
- Seul le duc d'Enghien pourrait le dire car c'est lui qui l'a emmené d'ici, mais il ne le dira jamais à quiconque, même à vous dont le dévouement mérite des droits : il a juré le silence.
- Même à vous qui êtes sa fiancée ?
Un voile de tristesse assombrit le joli visage de la jeune fille.
- Surtout à moi !... et nous ne sommes pas fiancés en dépit du désir que nous en avons l'un et l'autre.
Il eût été d'une rare impolitesse de demander pourquoi et Batz retint de justesse la question qui lui montait aux lèvres car il ne voyait pas ce qui pouvait s'opposer à une union si bien assortie. Curieusement ce fut le cardinal, dans une bouffée de colère, qui le remplaça :
- Monsieur le Prince ne considère pas une princesse du nom de Rohan assez bonne pour son petit-fils ! Il lui faut le sang royal ! Avec cela que le mariage de son fils, le duc de Bourbon, avec Bathilde d'Orléans lui a réussi ! Non seulement le sang du régicide souille ses armes mais Enghien a désormais pour mère la " citoyenne Egalité " qui a fait du Palais-Bourbon une maison de fous ! Quant à lui, il vit maritalement avec la princesse de Monaco ! Il y a vraiment de quoi se montrer difficile ! C'est nous qui devrions l'être !
- Je vous en prie, mon oncle, plaida Charlotte, oubliez tout cela ! Le prince changera peut-être d'avis et nos affaires de famille n'intéressent pas le baron. Je vais vous dire, monsieur, ce que nous savons : le duc d'Enghien nous avait confié le petit roi... auquel il est bien facile de s'attacher en dépit des souvenirs affreux qu'il évoque parfois. Au bout de quelques jours, il est revenu en compagnie d'un gentilhomme, bailli de l'Ordre souverain de Malte, dont il n'a dit son nom qu'à M. le cardinal ici présent en lui demandant de ne le point révéler. Tous deux venaient chercher l'enfant pour le conduire en un lieu connu d'eux seuls. Ce fut, croyez-moi, un moment infiniment pénible. Charles-Louis aurait aimé rester ici mais tous nous devions obéir. Voilà pourquoi nous ne pouvons rien vous apprendre de plus.
- Au moins cet homme, ce bailli sans nom ne le conduit pas à Vérone, auprès du régent ? demanda Batz avec angoisse.
- Je puis vous en donner l'assurance formelle car j'ai moi-même posé la question à ce dignitaire de Malte dont je sais qui il est en vérité. N'oubliez pas que le grand maître de l'Ordre est un Rohan lui aussi [xviii]. Peut-être, d'ailleurs, l'emmène-t-on à lui ? Ce serait à mon avis, la meilleure solution... A Malte et sous la protection d'un tel homme, le Roi ne craindrait plus personne. Mais ce n'est qu'une hypothèse...
- Dont il faudra bien se contenter. Monseigneur, madame, je vous remercie du fond du cour d'avoir bien voulu me parler comme vous venez de le faire. Lorsque vous reverrez Mgr le duc d'Enghien, veuillez lui dire qu'il peut faire appel à moi quand et où il le voudra : je serai toujours prêt pour lui...
- Pourquoi ne pas le rejoindre alors et vous battre à ses côtés ? s'écria la jeune fille. Un homme de votre valeur lui serait précieux.
- J'en serais très heureux, princesse, mais mon combat à moi n'est pas ici. Rassuré sur le sort de Louis XVII, je vais rentrer en France afin d'y reprendre la lutte contre la République en rassemblant ceux qui vont préparer le retour de la royauté. Quand tout redeviendra possible, je reviendrai demander à Monsieur le Prince la faveur d'aller le chercher moi-même !
Un moment plus tard, après s'être restauré à l'auberge, Batz reprenait la route en direction de la Suisse, mais cette fois il ne s'arrêterait pas à Baie. Par Soleure et Neuchâtel où il irait loger chez son ami l'horloger Nathey, prête-nom dans l'acquisition de sa terre de Chadieu, il gagnerait Pontarlier. Il y comptait aussi des hommes et des femmes demeurés fidèles à la cause royale. De là, par la Bresse, le Charolais et le Bourbonnais, il rejoindrait Clermont en Auvergne et Authezat, le village dont son château était distant d'une demi-lieue. Il était grand temps qu'il allât en faire plus ample connaissance. Même en solitaire, passer l'hiver au coin d'une cheminée bien à lui serait un plaisir qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Mais, si bien qu'il s'y trouvât, il savait que Chadieu ne lui ferait jamais oublier Charonne, le petit paradis de Marie perdu depuis plus d'un an...
Deuxième partie
LES MALHEURS DUNE PRINCESSE
1795
CHAPITRE VI
OÙ LE MYSTÈRE DU GUILDO S'ÉPAISSIT
Le capitaine Crenn s'était réveillé de fort mauvaise humeur. Si l'on peut appeler cela se réveiller. En fait, il n'avait guère dormi et s'il s'était résigné à s'étendre vers onze heures, c'était pour éviter les visites perpétuelles de sa logeuse, inquiète de l'entendre aller et venir au-dessus de sa tête. L'aimable veuve de l'entrepreneur en constructions navales se souciait beaucoup, depuis quelque temps, du refroidissement de ses relations avec le beau gendarme auprès de qui, naguère encore, elle coulait des jours si agréables.
Elle se serait tourmentée bien plus si elle avait pu deviner ce qui depuis la veille occupait à ce point l'esprit d'un homme dont elle commençait à espérer qu'il pourrait devenir son second mari. En effet, au soir de ce jour qui s'achevait si bizarrement, le capitaine en passant à la gendarmerie avait reçu un rapport de ses hommes, qui, à l'exception d'un voleur de poulets pincé du côté de l'hôpital, ne contenait rigoureusement rien. Si ce n'est peut-être un détail relevant davantage du potin mondain que des compétences de la maréchaussée : tôt le matin, on avait vu le citoyen La Fougeraye partir en voiture avec la jeune citoyenne Laudren, se rendre au bac de l'Orillois, et le passer...
Sans autre commentaire, Crenn avait repris son bicorne, son cheval et était parti pour Saint-Malo où, sur le coup de sept heures, il pénétrait dans le bureau où " la citoyenne Sainte-Alferine " comparait tristement le devis des travaux de réfection de la Demoiselle avec l'état actuel des finances de la maison. C'est dire que si Alain Crenn était mal luné, elle ne l'était guère mieux. Tout au sujet qui occupait son esprit, celui-ci n'y prit pas garde.