- Sûr qu'il était là. Il fumait sa pipe, les pieds sur la pierre de la cheminée. Je lui ai souhaité le bonsoir...
- Et ce matin, quand vous vous êtes levé ?
- Ça c'est vrai, il n'était pas là mais je ne me suis pas inquiété : j'ai pensé qu'il était allé se dégourdir les jambes et j'ai été chercher ça, ajouta-t-il en désignant sa récolte...
- Conduisez-moi à l'écurie !
Sans commentaire, il posa son panier, alla prendre une clef accrochée au flanc de la cheminée et suivit Laura dans la cour où la charrette dételée tendait ses bras vers le ciel. Et le cheval, lui aussi, était à sa place.
- C'est incroyable, fit Laura entre ses dents. Où peut-il être ?
Cette fois elle était troublée. En allant à l'écurie, elle n'imaginait pas un instant que La Fougeraye ait pu partir sans elle. Vers où et dans quel but ? L'aubergiste toussa pour attirer son attention :
- Y ne connaît personne par ici ?
- Je crois que si mais je ne sais pas qui...
- Ecoutez ! Rentrez donc manger ce que la Gaïd vous a préparé ! Pendant ce temps je vais faire un tour, voir si je le rencontre...
N'imaginant pas que ce rustre pût se montrer prévenant si peu que ce soit, elle lui jeta un coup d'oil incertain mais il insistait avec une grimace ressemblant vaguement à un sourire. Il répéta, encourageant :
- Allez manger et ne vous tourmentez pas trop ! Quand on s'promène dans le coin, on a toujours envie d'aller plus loin...
- Peut-être.
Elle rentra dans la maison, se mit à table, surprise de constater qu'auprès du pain, la Gaïd avait placé un morceau de beurre salé.
- Faut pas vous tourmenter ! fit-elle en écho de son mari. Il va revenir...
Laura l'espérait bien. Après tout, ces gens avaient peut-être raison. Il se pouvait que La Fougeraye se soit rendu dans un lieu dont il n'avait pas envie de lui parler. Et au fond elle en savait peu sur lui, sinon ce qu'il avait pu lui dire et qui laissait bien des choses dans l'ombre... Elle déjeuna donc d'assez bon appétit et ressortit pour attendre dehors : elle se sentait trop nerveuse pour rester assise à ne rien faire.
Comme le gentilhomme la nuit précédente, elle fit quelques pas en remontant la route. Son regard accrocha les bâtiments conventuels sur leur terrasse et s'y fixa. L'absence surprenante de son compagnon lui avait fait oublier un moment la raison de leur voyage mais à présent, elle resta un long moment à examiner le vieux couvent... Il semblait bien abandonné : aucune trace de vie derrière ces fenêtres grises dont plusieurs étaient brisées, et une partie de ce qui avait dû être le logis abbatial menaçait ruine. La pensée lui vint que La Fougeraye était peut-être allé faire un tour dans la nuit.
Elle commençait à gravir le chemin d'accès quand elle aperçut Tangou qui le descendait. En la voyant, il écarta les mains en un geste d'impuissance.
- J'ai pensé, dit-il, que votre oncle aurait pu grimper là-haut mais y a rien, ni personne...
- Vous voulez dire que ce couvent est vide ?
- Comme ma poche ! Qu'est-ce que vous croyez ? Personne n'y est entré depuis qu'les trois derniers moines ont filé pour sauver leur peau. C'est même un endroit malsain...
- Pourquoi ? A cause des fantômes ? Vous y croyez, vous ?
L'aubergiste se signa précipitamment .
- Faut pas badiner ! Bien sûr que j'y crois... S'est passé de drôles de choses...
- Quoi par exemple ?
L'aubergiste regarda autour de lui d'un air méfiant comme s'il craignait d'être entendu :
- La nuit y a parfois des bruits... des gémissements !.. des lumières vertes aussi... et qui dansent !
- Et au village personne n'a eu la curiosité d'aller voir ?
- Si... Un jeune gars qui se vantait de n'avoir peur de rien. Une nuit il est monté sans le dire à personne. On l'a r'trouvé au matin dans ce chemin où nous sommes avec à la tête une vilaine blessure...
- Mort?
- Non, mais il est fou. Y peut plus parler et la moitié de son corps est comme mort !
- Vous en venez, pourtant de ce mauvais lieu ?
- Parce qu'y fait grand jour et qu'j'avais peur qu'y soit arrivé pareil à votre oncle qu'à Efflam. Mais il n'est pas là... Allez, on redescend !
Il avait pris le bras de Laura mais elle résista :
- Je voudrais voir par moi-même...
- Je vous le conseille pas. C'est dangereux, j'vous dis...
- Vous en êtes pourtant sorti vivant ?
- C'est parc'que j'connais l'endroit et j'sais éviter les pièges... Faudrait pour ça qu'j'aille avec vous.
- Eh bien, venez !
- Non. J'ai pas qu'ça à faire. On verra plus tard si l'oncle reparaît pas. Mais j'suis bien tranquille ! Y va r'venir. Il est pt'être déjà là...
Il avait repris le bras de Laura et le serrait de telle façon qu'elle comprit qu'il valait mieux ne pas insister. Cet homme n'avait rien de rassurant. Entrer en conflit avec lui, alors qu'elle était seule dans ce coin perdu, relèverait de la folie. Il fallait jouer le jeu, même si une angoisse commençait à poindre. On revint à l'auberge où, comme Laura le craignait, Gaïd n'avait vu personne.
Les heures passèrent, lentes, de plus en plus lourdes. Laura ne savait plus à quoi se résoudre. Tangou avait émis l'hypothèse que " l'oncle " était peut-être allé jusqu'à Saint-Jacut, le village de pêcheurs et l'ancienne abbaye bénédictine qui se trouvaient à la pointe de la presqu'île dont le Guildo occupait la base, mais si c'était le cas, pourquoi à pied quand il s'agit d'une grosse lieue et qu'il disposait d'une voiture ? C'était anormal, Laura en était sûre à présent et la peur lui venait. Le mari et la femme avaient une façon de la regarder à la dérobée qui ne lui disait rien de bon : leurs yeux étaient trop luisants. Pourtant, Tangou avait continué à chercher avec ce qui ressemblait à une inquiétude grandissante...
Soudain, Laura pensa que cela ne pouvait durer, qu'il lui fallait faire quelque chose : tout plutôt que rester assise au coin de ce feu à se poser des questions avec le silence pour seule réponse !
- Allez m'atteler la charrette ! décida-t-elle soudain.
- Pour quoi faire ? dit Gaïd de sa voix traînante. Vous n'allez tout de même pas partir en abandonnant votre oncle.
- Je ne l'abandonne pas. Je vais chercher du secours...
- Du secours ? reprit le mari. Est-ce que vous ne nous avez pas ? On fait tout c'qu'on peut je crois !
- Jusqu'à présent vous n'avez rien trouvé, n'est-ce pas ? Même pas une trace... un indice ?... de toute façon, je préfère partir... je vais payer ce qui vous est dû et je m'en vais.
- Ce n'est pas prudent, plaida la femme. Il est déjà quatre heures et les chemins ne sont pas sûrs. Où voulez-vous donc aller ?
- J'ai le temps d'arriver à Plancoët avant la nuit, répondit Laura qui pensait aux demoiselles de Villeneux. Sans doute la tendre Léonie se pâmerait-elle de douleur mais l'entreprenante Louise pouvait être d'un grand secours. Saint-Malo était trop loin et elle avait besoin de quelqu'un de lucide et de confiance...
Mais, apparemment, Tangou ne l'entendait pas de cette oreille. Interposant sa carrure entre Laura et la porte, il lâcha, revenant au tutoiement égali-taire curieusement oublié depuis le matin :
- Pas question que tu t'en ailles d'ici avant qu'on sache où est passé ton oncle citoyenne ! Ça s'rait trop facile de filer et de revenir avec une escouade de gendarmes qui prendraient un grand plaisir à fouiller partout et à voler le peu qu'on a !
Il levait le masque et Laura comprit enfin qu'elle avait en face d'elle un ennemi. Elle aimait mieux cela parce que son courage lui revenait comme chaque fois qu'il fallait affronter un danger. Avec un sourire de dédain, elle haussa les épaules :
- On dirait que chez vous le monde tourne à l'envers ? ou bien avez-vous si mauvaise opinion de la maréchaussée ? Cela dit, je ne vais pas à la gendarmerie... et je saurai bien atteler moi-même. Laissez-moi passer !