- C'est juste ce qu'il me faut !
Laura avala les quelques gouttes versées avec une parcimonieuse prudence, se retrouva debout, marchant avec décision vers la porte :
- Allons, Jaouen ! Allez me chercher un parapluie ! Nous allons au port !
- C'est ridicule ! osa celui-ci. Mme Eulalie va rentrer sous peu sans aucun doute ?
- Nous verrons bien. De toute façon, je refuse de la laisser contempler seule ce sacré navire dont nous rêvons toutes deux depuis des semaines !
Et sans même attendre le parapluie demandé, elle s'élança hors des bureaux en claquant la porte...
Jaouen suivit. Bien entendu...
CHAPITRE VII
LA LETTRE DE JULIE TALMA
La cargaison du Griffon fit aux gens de l'armement Laudren l'effet d'une corne d'abondance soudain ouverte au-dessus de leur tête. Le capitaine Levasseur, qui ressemblait à un phoque grincheux, rapportait non seulement des tissus de soie, du café et des épices, mais aussi de l'ivoire et de l'écaillé sous l'aspect de carapaces de tortues. Sans compter un petit coffre contenant de l'or portugais et un sac de pierres précieuses non montées sur la provenance desquelles le marin se montra d'une grande discrétion. Pour ce qui était de l'or il en manquait un peu car. vu l'état de guerre avec l'Angleterre, il avait jugé bon en relâchant au Port-Louis de l'île Bourbon, de faire installer quatre canons supplémentaires.
- J'ai pensé, ajouta-t-il avec un soupir, que Mme Marie-Pierre ne serait pas contre et aussi qu'elle serait contente de recevoir ce coffre...
L'annonce de la mort de sa patronne dont il était contemporain lui causait une grande peine, ains que celle de M. Bedée. Certes, la présence de sa fille était un peu réconfortante, mais celle de la Nantaise - comme il l'appellerait par la suite ! - lui donnait à penser, et pas sur le mode enthousiaste. D'abord, entre les gens de Saint-Malo et ceux de Nantes - le grand port négrier ! - la chaleur était rarement au rendez-vous. En outre Lalie possédait un oil gris à la fois méditatif et scrutateur peu propice aux élans de l'âme. La petite Mme Laura était bien mignonne mais il ne la connaissait pas. Son seul atout était de ressembler à son frère mais la Nantaise ne ressemblait à personne, et pour cause. Aussi une vague méfiance se mêlait-elle au chagrin de Levasseur. Pourtant, Lalie marqua vite un point en remarquant :
- Vos hommes doivent vous être tout dévoués, capitaine. En d'autres cas, il aurait été difficile d'embarquer un trésor sans que l'équipage en réclame sa part. Surtout si loin de l'armateur et en l'absence d'un subrécargue [xx] puisque le vôtre est mort des fièvres ?
- Je ne sais pas si ça se passe ainsi chez lez Nantais, mais pas chez nous. Sur le Griffon on est tous bons Malouins et tous, vous m'entendez, faisaient confiance à Madame Marie-Pierre pour leur donner leur part.
- C'est ce que nous ferons aussi. Sachez que j'entends la prendre pour modèle en toutes choses. Quant aux Nantais, vous pourriez au moins leur faire crédit d'un peu d'honnêteté et de courage, ou bien les océans qu'ils fréquentent ne sont-ils pas les mêmes que les vôtres ? En tout cas, félicitations ! Rapporter cette cargaison malgré les croisières anglaises représente un exploit car, en dépit de vos nouveaux canons, vous n'aviez tout de même pas la puissance de feu d'un corsaire...
- Je dois à la vérité de dire qu'en quittant l'île Bourbon j'ai eu l'aide d'un " pays ". François Lemême qui commande l'Hirondelle nous a escortés jusqu'à la sortie de l'océan Indien. C'est ça aussi les gens de Saint-Malo. Il n'a d'ailleurs pas perdu son temps ajouta-t-il. Quand nous l'avons quitté, il s'apprêtait à fondre sur un gros portugais qui n'a pas dû lui donner trop de mal... Cela dit, le Griffon a grand besoin des services des maîtres de hache [xxi]. Il est assez abîmé !
- Soyez tranquille ! Il sera remis à neuf et, cette fois, bien armé... comme un corsaire !
Et, au moyen d'un plan du navire que Tevenin lui avait sorti, elle fit au vieux loup de mer un cours magistral sur les points qu'il faudrait sans doute renforcer et la meilleure manière d'installer les canons en quantité suffisante pour que le navire pût se défendre avec efficacité sans empiéter sur l'espace réservé aux marchandises. Le tout avec une autorité qui éberlua celui-ci : on aurait dit que cette bonne femme avait passé sa vie à construire des bateaux et à naviguer dessus !
Laura elle-même en fut impressionnée et ne le cacha pas à son amie :
- Vous me faites penser à Jeanne d'Arc, lui ditelle un soir où Lalie, paisiblement installée dans une bergère au coin du feu, avait repris ses aiguilles à tricoter, ce qui la fit rire :
- Rien que cela ? Où allez-vous chercher pareille idée ?
- C'est l'évidence il me semble. La Pucelle gardait ses moutons et filait dans son village lorrain quand les voix du Seigneur l'ont transformée en chef de guerre. Vous vous êtes changée en armateur efficace et compétent comme par miracle et vous sauvez notre vieille maison tout comme elle a sauvé la France...
- Ne rêvez pas ! Je ne vous ferai jamais sacrer reine de France et j'espère, quand l'heure en sera venue, mourir de façon plus confortable que sur une pile de fagots enflammés !
- Dieu me garde de rêver d'une couronne ! dit Laura en riant. C'est une parure beaucoup trop dangereuse au temps où nous vivons... Qui pourrait souhaiter être reine de France ?
- Pourquoi pas la petite Madame Royale ? Réfléchissez un peu, Laura ! La République a fait table rase de toutes les lois de ce que l'on appelle déjà l'Ancien Régime. De la loi salique comme des autres. Et je suis persuadée qu'en cas de restauration du trône, il ne pourrait plus s'agir de pouvoir absolu mais d'une monarchie constitutionnelle un peu à l'image de l'Angleterre. Dès lors, pourquoi la princesse Marie-Thérèse ne deviendrait-elle pas reine ? J'avoue pour ma part que cela me conviendrait assez. Pas vous ?
- Je ne sais pas. Oh, je n'aurais rien contre l'idée de voir une femme coiffer la couronne, mais celle-ci... Pauvre enfant qui a tout perdu sur cette terre et que l'on tient encore en étroite prison ! Croyez-vous que dans sa tour elle puisse rêver d'un trône alors qu'elle sait comment on traite les reines en France ? Il me semble qu'à sa place j'aurais surtout envie de liberté, de grand air, de retrouver le ciel dégagé, la verdure, les oiseaux, les rivières, tout ce qui fait qu'une simple paysanne puisse être plus heureuse qu'une reine. Si la misère, bien sûr, ne la courbe pas vers la terre et si elle peut vivre avec l'homme qu'elle aime...
- Je ne crois pas que vous trouveriez beaucoup de paysannes qui pensent de cette façon. Vous savez, Laura, le bonheur c'est quelque chose que l'on porte en soi, une image idéale et ce n'est pas la même pour tout le monde. A beaucoup près ! Mais vous venez, je pense, de me donner votre conception de la félicité terrestre ?
- Oui, c'est ce que j'ai toujours souhaité : vivre à l'écart du monde dans une agréable demeure avec un mari... des enfants ? Tout ce que je croyais avoir en me mariant et vous voyez ce qui reste de mes rêves ! Un démon pour époux dont je ne suis même pas sûre que l'enfer l'ait repris, une maison vide et depuis plus de deux ans ma petite Céline repose sous une dalle sans nom dans la chapelle de Komer où je ne suis pas encore retournée. Triste bilan !
Lalie leva les yeux par-dessus ses lunettes :
- Vous n'oubliez pas quelque chose d'important ? On vous aime... et vous aimez.
- Sans doute, mais en suis-je plus heureuse ? Le cheval de Jean de Batz galope sur je ne sais quelle route, dans je ne sais quel pays. Il est proscrit, recherché par la police et je ne le reverrai peut-être jamais.
- Dieu que vous êtes pessimiste pour une si jeune femme ! Je crois, moi, que vous vous retrouverez un jour.