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A Paris, le peuple vivait des jours dramatiques. Le thermomètre descendit à 18 degrés au-dessous de zéro ; la Seine gelée ne permettait plus l'arrivée des convois, principalement de bois, et pour avoir des fagots, on dévasta plus ou moins Boulogne, Vincennes et Saint-Cloud. Le pain, les légumes, la viande, le charbon, l'huile manquaient et des queues patientaient interminablement aux portes des boutiques. Pourtant, dans la capitale assiégée par la faim, une poignée de trafiquants, de profiteurs et de parvenus s'empiffraient sans vergogne...

Evidemment cet état se répercutait sur la province et la Bretagne, bien que bénéficiant d'un climat plus clément, souffrait comme les autres même si la pêche permettait de se nourrir un peu mieux qu'ailleurs. Quand le temps le voulait, à marée basse, les grèves connaissaient une grande affluence de gens armés de pelles, de couteaux, de seaux et de petits filets à crevettes. Et, de toute façon, le baromètre n'était pas vraiment propice aux voyages, même sur une petite distance...

Cependant, quelques jours après la Chandeleur, une charrette menée par une femme franchit la porte " Vincent " qui n'allait pas guère tarder à retrouver son saint, s'engagea dans la Grand-Rue, tourna dans la rue Porcon-de-la-Barbinais pour s'arrêter devant le portail de l'hôtel de Laudren. De sa fenêtre, Laura qui contemplait avec désenchantement le trafic quotidien reconnut aussitôt l'attelage et sa conductrice qui sautait à terre : Mlle Louise de Villeneux avec la charrette de La Fougeraye.

En un clin d'oil elle fut en bas, hurlant que l'on ouvre le portail, et se précipita dans la rue pour accueillir la vieille fille sans se soucier du coup de vent qui arrachait son bonnet de mousseline en lui tirant les cheveux :

- Vous êtes venue, et par ce temps ? s'écria-t-elle en prenant l'arrivante dans ses bras comme s'il s'agissait d'une parente affectionnée pour l'entraîner dans la maison. Il faut que vous ayez des nouvelles ! Ne vous souciez pas de la voiture et du cheval, Jaouen va les rentrer et s'en occuper... Vous avez fait bon voyage ? Et pas de mauvaises rencontres ?

Elle éprouvait une joie parfaitement disproportionnée avec l'événement et parla presque sans interruption jusqu'à ce que l'on fût devant le feu de la grande salle où elle débarrassa la visiteuse de sa grosse mante et des socques dont elle protégeait ses souliers avant de la faire asseoir dans un fauteuil en tapisserie.

- On va vous apporter tout de suite du café bien chaud, acheva-t-elle en se laissant enfin tomber dans un fauteuil identique.

Un peu ahurie par cette réception tumultueuse mais plutôt amusée, Mlle Louise sourit :

- Vous semblez penser que je vous apporte de bonnes nouvelles ? Je pourrais vous ramener seulement un attelage qui ne m'appartient pas ?

- Et à moi pas davantage. D'ailleurs, cela vous obligerait à rentrer par le coche qui n'a rien d'agréable...

- Oh, l'agrément, qui le cherche de nos jours ? C'est vrai, je vous apporte des nouvelles mais je ne suis pas certaine que vous les jugerez vraiment bonnes...

- Vous avez retrouvé M. de la Fougeraye et il est mort ?... bredouilla Laura avec soudain des larmes dans les yeux.

- Non. Il n'est pas mort, mais son état n'est guère satisfaisant. Il ne se souvient de rien... pas même de son propre nom ! Cela est dû à une grave blessure reçue à la tête...

- Où était-il ?

- Pas bien loin du Guildo, chez un vieux fou de sorcier - pas si fou qu'il en a l'air d'ailleurs ! - qui vit dans une masure à demi écroulée non loin des ruines du château. Presque tout le monde a peur de lui. Dans le coin on dit qu'il connaît les herbes, ce qui inciterait plutôt les gens à aller le voir, mais aussi qu'il est " visionné " c'est-à-dire qu'il voit les fantômes et peut s'entretenir avec eux. Alors on le craint et on le laisse tranquille...

- Autrement dit, lors des recherches on n'est pas allé chez lui ?

- Si. Les gendarmes sont courageux et, surtout, votre capitaine Crenn qui n'a pas l'air d'avoir froid aux yeux. Il est allé chez Yann qu'on appelle Gornek, ce qui veut dire le Cornu et désigne volontiers le Diable, mais il n'a rien trouvé. Le vieil homme l'a laissé fouiner dans son repaire sans cesser d'écailler les poissons pour sa soupe et n'a répondu à ses questions que du bout des lèvres ou en haussant les épaules, mais à moi il a parlé...

- Il vous connaît donc si bien ?

- Vous savez, je suis une vieille chouanne. D'aucuns diraient une vieille chouette et à Yann il arrive aussi de chouanner parce que les Bleus, il les déteste. Moi, il sait que je suis une " bonne ", comme il dit, alors il veut bien causer. Je me doutais qu'il me dirait ce que je voulais savoir et que, si quelqu'un pouvait éclairer la disparition de La Fougeraye, c'était lui.

- Alors ?

- Eh bien, voilà l'histoire. Ce qu'il en sait tout au moins. La nuit que vous avez passée à l'auberge, le Cornu - ça lui va à merveille : il a sur la tête deux épis qui évoquent des cornes ! - s'est levé un peu avant l'aube. Il s'était souvenu d'avoir oublié son haveneau sur les rochers, et la mer remontait. C'est là qu'il a trouvé notre ami avec une vilaine blessure à la tête et du sang qui coulait encore. Il ne s'est pas posé de questions. Pas tout de suite. Il a compris qu'on l'avait mis là pour que le flot le recouvre et l'emporte en refluant. Il l'a chargé sur son dos juste à temps : l'eau mouillait ses pieds. Et il l'a ramené chez lui. Ou plus exactement dans une cachette qu'il ne m'a pas révélée parce qu'il se doutait bien qu'on le rechercherait.

- Il le connaissait ?

- Je vous ai dit qu'il chouannait plus ou moins. Et puis La Fougeraye est venu plusieurs fois au château du Val quand les Chateaubriand en étaient encore maîtres. Alors Yann a donné les premiers soins et l'a caché assez bien pour que l'on ne l'entende pas délirer. Ça a duré des jours, et souvent il a cru que son blessé allait passer, mais Yann, s'il le voulait, pourrait être le meilleur médecin de Haute-Bretagne - il aurait même été, il y a longtemps, chirurgien de marine avant qu'on l'accuse de je ne sais quel forfait. Je n'ai pas compris comment il s'y est pris, mais il a réparé le crâne de La Fougeraye et il l'a remis sur pied ou à peu près. Il ne lui manque qu'une chose : la mémoire.

- Et il est toujours là-bas ?

- Non. Il est chez nous. Quand j'ai raconté à ma sour Léonie ce que j'avais découvert, elle a jeté les hauts cris en disant qu'on ne pouvait pas permettre qu'un homme de sa qualité reste tapi au fond d'un trou puant en compagnie d'un vieux fou jusqu'à la consommation des siècles. Elle a dit aussi qu'il fallait aller le chercher. Alors nous sommes allées de nuit chez Gornek, mais sans passer par le Guildo. Il y a un chemin qui, de Trégon, descend jusqu'à une faible distance des ruines. Nous n'avons pas eu beaucoup de peine à convaincre Yann de nous le remettre. Je crois même qu'il était un peu soulagé parce qu'en guérissant La Fougeraye devenait bruyant : il vitupère on ne sait quels ennemis... et il chante !

- Il chante ?

- Oui et, par moments, de drôles de chansons. Si ce n'était si triste de le voir quasi dément, je vous avoue que je trouverais amusant de voir ma sour prendre des airs de chrétienne livrée aux lions quand Bran entonne certains couplets.

- Et vous êtes seules à l'entendre ? Les voisins ?