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Laura comprit qu'elle avait affaire à une conspiration dont elle ne viendrait pas à bout facilement. Elle comprit aussi pourquoi Bina pleurait hier soir en repassant ses chemises. Elle embrassa sa vieille amie :

- Je trouvais étrange aussi que vous ne me mettiez pas de bâtons dans les roues ? Entendu, je prends la chaise mais, en ce cas, j'emmène aussi Bina. Allez lui dire, Jaouen, qu'elle se prépare ! Et vite ! Au moins vous ne serez pas seul pour le voyage de retour !

Au coup d'oil qu'il lui lança, elle vit qu'elle l'avait blessé, mais il était bien la dernière personne qu'elle souhaitât sur ses talons quand elle rejoindrait Batz. Sa jalousie patiente, attentive mais redoutable, pouvait le rendre dangereux et elle ne voulait aller vers Jean que seule et libre de toute attache afin de pouvoir vivre son amour avec plus d'intensité.

Les yeux rouges, reniflant ses dernières larmes, Bina arriva comme une bombe, le bonnet de travers et traînant après elle le sac où elle venait d'entasser ses affaires mais la joie l'étranglait à moitié. Jaouen remonta sur le siège, fit claquer son fouet en l'air. Un dernier signe de la main à Lalie, Mathurine et les vieux serviteurs accourus, et la voiture roula vers la porte Saint-Vincent.

Et c'est ainsi que Laura quitta une fois encore sa ville natale sans imaginer que plusieurs années s'écouleraient avant qu'elle ne revoie les murailles de la cité corsaire...

Lorsque Laura arriva rue Chantereine, elle fut surprise du changement survenu chez son amie en dépit de l'accueil chaleureux que celle-ci lui réserva. L'ancienne danseuse de l'Opéra n'était plus la même : plus maigre que mince à présent, et le teint jaunissant sous les rides soucieuses de son front, elle avait perdu sa pétulance, son enthousiasme et ce qu'elle appelait sa passion de vivre. Et Laura comprit vite qu'elle souffrait et que la raison de cette souffrance s'appelait Talma...

- J'espère que vous venez me dire que vous redevenez ma voisine ? dit-elle en embrassant la voyageuse. J'ai tellement besoin d'avoir auprès de moi une amie vraie ! Ici, tout va à vau-l'eau. Dès l'instant où le maître n'est pas là...

- Comment : pas là ? J'ai vu en venant une affiche du théâtre de la République. Il joue ce soir...

- Certes, certes et ce n'est pas ce que je veux dire : il n'y est pas autant qu'il faudrait. Il travaille énormément, même les jours où il ne joue pas, parce qu'il faut rendre à la scène tout son lustre passé et que la concurrence joue à nouveau.

Elle expliqua alors que les comédiens du théâtre de la Nation avaient rouvert leur salle du faubourg Saint-Germain, mais que durant leur emprisonnement celle-ci avait été occupée par une troupe d'opéra-comique avec laquelle on s'était efforcé de cohabiter. Cela n'avait pas marché. Aussi les Comédiens-Français avaient-ils passé la Seine pour s'installer au théâtre Feydau, ci-devant théâtre de Monsieur, une fort belle salle située près de la Bourse et donc à deux pas du théâtre de la République : ils jouèrent pour la première fois le 27 janvier dernier avec un énorme succès mais, en dépit des efforts de Talma, le public bouda ensuite son théâtre.

- N'est-ce pas un peu dans l'ordre des choses que la scène en faveur sous le règne de Robespierre soit moins aimée à présent ?

- Peut-être ! admit Julie de mauvaise grâce. En tout cas Talma travaille d'arrache-pied en ce moment pour une nouvelle tragédie de Ducis : Abufar ou la famille arabe, qu'il doit donner le 12 avril. Il en espère beaucoup.

- C'est toujours David qui dessine ses costumes ?

- David ? - l'exclamation ressemblait à un cri d'horreur. Vous n'y pensez pas ? Il a eu beaucoup de chance d'avoir été relâché par les juges. Il est allé se cacher à Saint-Ouen... ou plutôt à Bains-sur-Seine comme on l'appelle. Il est presque réduit à la misère...

- La misère ? David ?

- Eh oui ! Il se terre, sachant bien que ses ennemis ne lui ont pas pardonné. C'est la même chose pour ses confrères des galeries du Louvre. En un temps où chacun brade ce qu'il possède, y compris des objets de valeur, on ne se soucie guère d'acheter des ouvres nouvelles. Chose étrange, sa femme lui est revenue avec deux de ses enfants. Alors, comme il faut bien nourrir tout ce monde, cet imbécile de Talma trouve moyen de lui venir en aide alors que nous avons nous aussi des difficultés...

Laura pensa que l'ex-Julie Careau n'avait jamais aimé David et surtout le rendait responsable de la mort de ses amis girondins, ce qui était bien excusable, mais il existait à présent dans la femme de Talma quelque chose de desséché, d'âpre, qu'elle ne lui connaissait pas. Julie aurait-elle perdu une partie de sa fortune... ou même la totalité ? D'ailleurs, elle enchaînait sur les difficultés qu'elle venait d'évoquer :

- J'espère que vous êtes venue renouveler votre bail, ma chère Laura ? Je serais tellement désolée de vous voir vous éloigner. Et puis vous auriez peine à trouver dans Paris un endroit plus élégant, plus à la mode...

- Le voisinage de Notre-Dame de Thermidor, toujours ?

- Non. Elle n'est plus rue du Mont-Blanc. Elle et Tallien se sont mariés en janvier dernier. Ils habitent à présent aux Champs-Elysées une drôle de maison près de la Seine que l'on appelle la Chaumière. Tout Paris s'y presse, ajouta-t-elle avec une nuance amère qui n'échappa pas à Laura. Celle-ci dit en souriant :

- Il doit quand même bien vous rester quelques amis, quelques-uns, à vous qui étiez la meilleure hôtesse de Paris ? Je suis sûre que la table de Mme Tallien ne vaut pas la vôtre ?

- Oh ! la mienne n'est plus ce qu'elle était. Pourtant elle est toujours ouverte, du matin au soir, à ceux qui nous restent. Naturellement je vous garde à souper. Vos gens pourront se restaurer... dans une petite auberge qui est un peu plus loin. A moins que vous n'ayez apporté ce qu'il vous faut de Bretagne...

Laura était abasourdie, déçue aussi. Naguère encore, les serviteurs d'un ami auraient trouvé le couvert à la cuisine de la maison. Quant à son idée de s'installer quelques jours chez son amie, elle l'avait déjà abandonnée.

- Non, dit-elle gentiment, je vous remercie mais je suis fatiguée et je veux surtout me reposer.

- Alors attendez, je vais chercher les clefs... et le bail. Nous allons le signer tout de suite : cela vous évitera de revenir demain.

Décidément Julie avait beaucoup changé, et Laura venait à se demander si le changement s'étendait à Talma. Sans doute pas puisque, envers et contre son épouse, il aidait son ami dans la gêne. L'idée lui vint alors qu'il y avait peut-être autre chose, une brouille intervenue dans le ménage ? Le tragédien " accablé de travail " bien que son théâtre ne marche pas rentrait-il seulement tous les soirs ?

Julie revenait avec les clefs qu'elle posa sur la table à côté du papier et de l'encrier qu'elle apportait aussi :

- Je vous fais un bail d'un an ? proposa-t-elle.

- Non. Seulement six mois... Je... je songe à acheter quelque chose...

- En ce cas, vous ne trouverez pas mieux que ce que vous avez déjà ! s'écria Julie le teint soudain animé. Vous habitez le quartier le plus élégant de toute la ville. On m'a d'ailleurs déjà fait des propositions : le banquier Perrégaux m'en donnerait demain...

Elle annonça un chiffre si pharamineux que Laura faillit s'étrangler en avalant sa salive.

- ... mais naturellement, ajouta Julie, je vous donnerais la préférence et au même prix bien sûr. Nous sommes amies...

- Où voulez-vous que j'aille chercher une somme pareille ? fit Laura en riant. En ce cas, ma chère Julie, je ne signe rien du tout. Vendez vite à M. Perrégaux !