- Ne le prenez pas ainsi, voyons ! Vous oubliez que j'ai tellement besoin de vous avoir près de moi. Alors va pour six mois. Perrégaux attendra.
On signa. Laura paya et les deux femmes se séparèrent sur de grandes embrassades dont Julie exécuta la plus grande part. Laura se contenta de promettre de venir souper un soir prochain mais, en recevant les clefs, elle n'avait pas manqué de demander si Batz était revenu comme la lettre l'annonçait.
- Oui, répondit Julie. Il est venu avant-hier. Je lui ai demandé où il avait pris logis mais il m'a répondu qu'il partait dans l'instant pour Bruxelles. Il était en costume de voyage.
Eh bien, il ne manquait plus que cela ! Batz à nouveau sur les grands chemins ! En direction de Bruxelles... ou d'ailleurs ? Il n'avait aucune raison de donner à Julie sa destination réelle. De toute façon, qu'il y soit ou non ne changeait rien pour Laura : il n'était plus à Paris et Dieu seul savait quand il reviendrait ! Mais peut-être Pitou le saurait-il ? En outre, Laura n'était pas venue pour le seul Batz mais aussi pour tenter d'approcher Madame Royale. Evidemment, elle avait compté sur Batz, et dans son esprit les choses de l'avenir s'agençaient harmonieusement : quelques jours d'amour fou passés avec lui seul et puis à nouveau reviendrait le temps où l'on comploterait pour le salut de l'un ou l'autre de ces rois qu'il aimait tant !
En revenant vers sa chaise de poste, son regard rencontra celui, inquiet, de Jaouen :
- Je peux descendre les bagages ? Vous restez ici ?
- Non, fit-elle en détournant la tête, nous allons à la maison.
- On rentre en Bretagne ? s'écria Bina, plutôt déçue elle aussi parce qu'elle s'était fait une image plaisante de son retour à Saint-Malo en la seule compagnie du maître de ses pensées.
- Non. Rue du Mont-Blanc, Jaouen ! J'ai signé de nouveau pour six mois...
Le soulagement fut si brutal qu'il aurait pu crier de joie, mais à la tête de Laura il devinait que tout triomphalisme serait mal venu. Il n'en sauta pas moins sur son siège avec une légèreté qui traduisait bien son état d'esprit et, en faisant repartir ses chevaux, il souriait, lui qui ne souriait jamais. De toute manière, si Laura était restée rue Chantereine, il était bien décidé à rapatrier Bina puis à revenir clandestinement mais à brides abattues. Jamais il ne renoncerait à veiller sur Laura !
- Quand nous serons à la maison, reprit celle-ci d'un ton maussade, vous irez voir dans les boutiques du Palais-Royal si vous nous trouvez de quoi ne pas mourir de faim. Les placards doivent être vides...
Ce fut pourtant avec un certain plaisir qu'elle réintégra le petit hôtel douillet qui lui avait servi de nid à elle-même et de refuge à Jean. Au moins, elle y trouverait peut-être trace de son passage...
Les bagages montés, elle laissa Bina s'en occuper et descendit au jardin qui avait toujours été son lieu de prédilection. Il avait beaucoup plu ces derniers jours et l'herbe y poussait dru. La mauvaise plus encore que la bonne, mais les arbres montraient déjà des bourgeons et les lilas avaient de petites pointes vertes. Laura alla jusqu'au banc de pierre où elle avait rêvé si souvent, où, pendant des heures, elle avait attendu jusqu'à l'aube l'arrivée de la petite princesse et de sa tante que Batz voulait confier à ses soins après leur évasion du Temple, tandis que lady Atkyns emmènerait la Reine et que Batz lui-même se chargerait de l'enfant roi. Elle s'y assit.
Le printemps était en marche. Cela se sentait à l'odeur de la terre, et soudain Laura bénit Julie de ne pas lui avoir offert l'hospitalité attendue. Elle allait faire en sorte, à présent, que sa maison soit toujours prête pour celle qui n'était pas venue mais qui, peut-être, y viendrait...
CHAPITRE VIII
CINQ PAS DANS LES NUAGES.
Les deux jours qui suivirent, Laura les employa à se reposer des fatigues du voyage tout en renouant peu à peu avec ses habitudes de l'année précédente, cependant que Jaouen se rendait dans les lieux publics : le Palais-Egalité, ex-Palais-Royal, les abords de la Convention toujours cramponnée aux Tuileries et les cafés. Au soir du deuxième jour, il en revint avec Ange Pitou qu'il avait trouvé près du bassin de ces mêmes Tuileries, un pied posé sur une chaise et fort occupé à griffonner sur son genou pendant qu'un muscadin et un jacobin se tapaient dessus avec conviction à coups de ce gourdin que les jeunes élégants venaient de mettre à la mode. Ce fut le muscadin qui gagna et, son ennemi une fois à terre, il le saisit avec une poigne de fer fort peu en rapport avec sa mine délicate et l'envoya se rafraîchir les idées dans le bassin où il s'étala avec un gros " plouf " aux acclamations des spectateurs. Pitou alors cessa d'écrire, remit dans sa poche son carnet, son crayon, haussa les épaules et, en se détournant, tomba presque dans les bras du Breton. Aussitôt son visage s'illumina :
- Jaouen ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais toujours à Port-Malo ?
- On en revient comme tu vois. Et toi, tu t'intéressais au différend de ces deux personnages ?
- Oui et non : des bagarres comme ça, il y en a tous les jours et je notais seulement quelques réflexions à ce sujet... mais dis-moi, si tu es à Paris est-ce... est-ce qu'elle est revenue, elle aussi ?
- Qui donc ?
- Hé, pardieu tu le sais bien ! Laura, ma chère Laura ?
- Oh ! tu veux dire miss Adams ? Il me semble, en effet, qu'elle séjourne ici depuis deux jours.
- Et c'est seulement aujourd'hui que tu viens me le dire ?
Pitou démarra aussitôt et prit sa course vers la sortie des jardins, suivi par Jaouen qui ne réussit pas tout au long du parcours à le rattraper : il avait des ailes ! Et elles le portèrent ainsi jusqu'à la rue du Mont-Blanc où il arriva hors d'haleine comme son poursuivant. Victime d'un méchant " point de côté " il se plia en deux contre le pilier d'entrée pour reprendre souffle mais sans oublier d'agiter la cloche. Un instant plus tard, il tombait dans les bras de Laura sans pouvoir articuler autre chose que : " Enfin, vous voilà ! "...
- Vrai, ronchonna Jaouen qui arrivait derrière lui, je n'aurais pas cru lui faire un tel effet. Il m'a fait galoper sans désemparer depuis le bassin des Tuileries...
- Pardonnez-moi, Laura ! émit enfin Pitou dont la respiration s'apaisait, mais vous n'imaginez pas ma joie ! Quand cet animal m'a dit que vous étiez là, j'ai cru que le ciel s'ouvrait ; tous les anges chantaient dans ma tête...
- Alors priez-les de bien vouloir se taire ! Nous avons tant de choses à nous dire ! fit la jeune femme en riant. Et d'abord asseyez-vous ! Nous allons boire à nos retrouvailles et puis vous resterez à souper...
Revoir le journaliste était pour Laura un moment de joie pure. Il s'était toujours montré le plus fidèle, le plus gai et le plus serviable des amis, et elle l'aimait comme elle eût aimé un frère. Elle savait bien sûr qu'il était amoureux d'elle. Les femmes savent toujours ces choses-là, mais jamais il ne l'avait importunée de ses sentiments parce qu'il n'ignorait rien de ceux qu'elle portait à Batz, son ami et son chef, et qu'il avait la sagesse de se contenter de l'affection réelle qu'elle lui donnait. Il l'aimait assez pour la vouloir heureuse, même avec un autre puisque cet autre était l'homme qu'il admirait le plus...
On parla donc et longtemps.
Laura la première raconta ce qu'elle avait vécu depuis son départ de Paris avec Lalie en septembre dernier et comment l'ancienne tricoteuse du club des Jacobins et de la Convention se retrouvait à la tête de l'armement Laudren où elle faisait merveille. Elle fut surprise, et touchée d'entendre alors Pitou commenter ce nouvel avatar dans les mêmes termes, exactement, que ceux employés par La Fougeraye :