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- C'est une sacrée bonne femme ! Rien ne m'étonne vraiment d'elle et le baron savait bien ce qu'elle valait.

Pour la première fois, l'ombre de Batz venait d'entrer dans le petit salon paisible où les deux amis bavardaient autour d'un guéridon encore servi et placé devant le feu. Avec lui pénétrait le vent de l'aventure et c'est cela peut-être qui fit frissonner Laura. Jouant avec une poire d'hiver prise dans une corbeille, elle demanda sans regarder son hôte :

- Savez-vous où il est ?

- Oui. A Bruxelles, dit Pitou avec placidité en sirotant son verre de vin de muscat.

- Pourquoi Bruxelles ?

- Pour y retrouver son ami Benoist d'Angers, le banquier dont vous vous souvenez sans doute. Celui-ci lui a fait savoir qu'un autre de ses amis, l'ancien avocat Orner Talon qui arrive d'Amérique, s'y trouve en ce moment. Le colonel Swan est parti avec lui. Vous savez qu'il se passionne toujours pour les affaires d'argent...

- A-t-il retrouvé le petit roi ?

- Oui, mais il ne sait pas où il est. Ce secret-là est à présent celui du prince de Condé et du duc d'Enghien, ce qui a rassuré Batz sur son sort. A présent il s'attache aux préparatifs de son retour, ce qui nécessite énormément d'argent... et d'autres armes aussi pour barrer le chemin à celui qui se fait appeler le régent de France. Ce Talon détiendrait des documents qui pourraient être fort gênants au cas où Monsieur prétendrait supplanter son neveu et ceindre la couronne... s'il prenait fantaisie un jour à notre curieux peuple de réclamer un roi...

- Croyez-vous que ce soit possible ?

- Allez savoir ! A la Convention, on s'agite beaucoup autour du Temple depuis que Barras, peu après le 9-Thermidor, est allé passer une inspection où le sort fait à l'enfant prisonnier l'a indigné. Des voix alors se sont élevées, réclamant que l'on n'accorde " point de perfide pitié sur les restes de nos tyrans sur un enfant orphelin auquel il semble qu'on voudrait créer des destinées ". Ce sont les termes exacts de Mathieu, le député de Compiègne, et ils ont suscité une vive émotion...

- Mais, si ce Barras est allé à la prison, il ne s'est pas aperçu de la substitution ?

- S'il s'en est aperçu il n'a rien laissé paraître, et n'a pas relevé les propos de Mathieu. Bien mieux, en décembre dernier Mathieu s'est rendu au Temple avec les députés Reverchon et Harmand de la Meuse. A son retour, il semblait sinon satisfait du moins plus tranquille. Il a rapporté n'avoir vu là-bas qu'un garçon proprement tenu - grâce à Barras ! - mais qui a l'air d'être sourd et muet ou alors complètement idiot et qui passe son temps à faire des châteaux de cartes. Là-dessus, la Convention a recommencé ses palabres et ses hésitation. Quelqu'un a proposé que l'on se débarrasse définitivement des enfants royaux en les exilant. Nouveau tollé. Vite réprimé, cette fois, par

Cambacérès disant qu'il y a peu de danger à tenir en captivité les individus de la famille Capet mais qu'il y en aurait beaucoup à les expulser. Et là-dessus, il a ajouté : " L'expulsion des tyrans a toujours préparé leur rétablissement et si Rome eût retenu les Tarquins, elle n'aurait pas eu à les combattre. " Ce qu'il y a de bien avec l'histoire romaine, c'est que l'on y trouve toujours chaussure à son pied, conclut Pitou avec une grimace.

- Mais elle, s'inquiéta Laura, Madame Royale, qu'en advient-il en ce moment ?

- Son sort a été amélioré aussi, en ce sens qu'on lui a donné du linge, des vêtements neufs et une meilleure nourriture. D'ailleurs, dès après la visite de Barras, un nouveau commissaire commis à la garde des enfants a fait son apparition : un Créole de vingt-quatre ans nommé Laurent qui apportait avec lui un ton nouveau : plus d'insultes ni de jurons, plus de tutoiement, Laurent appelle sa prisonnière " Madame ". Ensuite on lui a adjoint Gomin qui, plus âgé, est aussi un brave homme, plein de compassion. Il y eut d'autres inspections mais, en dépit de ce que l'on prétendait ordonner, jamais la princesse n'a obtenu d'être réunie à son frère...

- Cela me paraît prudent. Elle se serait aperçue au premier regard que ce n'était pas lui...

- C'est l'évidence même. Ce n'est pas faute pour autant qu'elle se plaigne de sa solitude...

- Mais ce Laurent, ce Gomin ne lui tiennent pas un peu compagnie ?

- Ils doivent se limiter à leurs ordres et montent chez elle trois fois par jour pour veiller à ce que le feu soit allumé, la chambre nette et les repas bien servis. Et puis, de quoi pourraient-ils lui parler ? En aucun cas on ne doit lui apprendre le sort de ses parents.

- Mais pourquoi ? Elle sait que son père a été exécuté.

- Certes, mais elle ignore toujours que sa mère et sa tante l'ont suivi à l'échafaud. Elle les croit enfermées dans une autre prison. Quant à son " frère " elle n'en sait pas davantage. En décembre, Gomin - qui est sans aucun doute l'homme de Barras ! - a demandé, vu l'état de santé du garçon, ses genoux et ses poignets plus enflés, qu'on lui permette la promenade du jardin où autrefois il jouait au siam avec sa sour, mais sa demande a été rejetée, par Barras lui-même : il craint trop que Madame Royale ne puisse apercevoir l'enfant.

- A-t-on pensé au moins à mettre auprès d'elle une femme ? Ce serait, il me semble, normal ?

- Non. Depuis le 10 mai de l'année dernière où Madame Elisabeth lui a été enlevée pour comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, cette enfant de seize ans n'a été approchée par aucune femme : des gardiens, des commissaires, c'est tout.

- Quelle horreur ! s'exclama Laura. Comment des hommes dont certains sont peut-être doués de sensibilité, peut-être pères de famille, peuvent-ils admettre que l'on inflige un tel traitement à des enfants. C'est incompréhensible, inhumain...

- C'est à l'image du peuple de Paris... Et Pitou soudain se mit à chanter.

C'est un être bien étrange Que ce peuple de Paris II a la douceur d'un ange Aussitôt qu'il se voit pris Quand on le lâche il se venge Et lorsqu'il se voit repris II se tait il est soumis

II ne peut rien entreprendre II ne peut rien achever On sait toujours le surprendre On sait toujours le tromper Tout en le faisant dépendre On lui dit pour le flatter Qu'il est fait pour commander

Tantôt il est catholique Tantôt il est musulman Tantôt pour la République Et tantôt pour un tyran Quand il est trop pacifique On le tourmente et soudain II a soif du sang humain...

Il avait une voix agréable et Laura, surprise et charmée, applaudit :

- Bravo Pitou, mais je ne connaissais pas cette chanson ?

Il salua, assez content de son succès :

- Elle est de moi. J'ai mis de la musique sur un poème que j'ai publié l'an dernier et qui a eu quelque succès. J'aurais dû ajouter que le peuple de Paris oublie vite et qu'il est sans rancune comme d'ailleurs tous les Français... ou à peu près. Alors à présent, vous êtes chansonnier ?

- A mes heures, mais surtout je suis journaliste. Vous ne devinerez jamais pour qui je travaille...

- Dites toujours !

- L'Ami du peuple \

- L'ignoble gazette de Marat ?

- Eh oui ! H est en ce moment dirigé par Lebois qui est un imbécile aux ordres de mon ami Mercier. C'est le journal parisien qui a le plus fort tirage et, par ses exagérations voulues, il discrédite peu à peu les jacobins dont il est censé être l'organe. Pour vous consoler, j'ajoute que si ma plume fait chaque jour une toise de démagogie, elle rédige aussi, sous pseudonyme, un article royaliste pour les Annales politiques et littéraires.

- N'est-ce pas dangereux ?

- Si, mais cela me permet de suivre de près les événements et d'être renseigné comme vous pouvez le constater. En début d'année j'ai fait même un peu de prison, mais Mercier m'en a sorti et je continue. J'ajoute que le baron est très satisfait de moi !

- Je veux bien le croire mais prenez garde tout de même, Pitou ! A ce jeu-là, on se brûle.