Выбрать главу

Pitou s'accouda sur la table, fourra ses mains dans ses cheveux blond paille qu'il portait en " oreilles de chien ", ce qui était fort à la mode, et offrit à son hôtesse un sourire moqueur.

- Vous n'allez pas me faire la morale ? Ou alors dites-moi donc pourquoi vous avez quitté votre

Bretagne pour plonger à nouveau dans notre marmite bouillonnante ? U prit un temps puis, plus bas et plus gravement : " Revoir Batz ? "

- Oui, dit-elle en plantant ses yeux dans les siens. Il me manque à un point que je n'imaginais pas. Oh, j'en ai un peu honte à cause du souvenir de Marie...

- Il n'y a aucune raison d'avoir honte. Marie est morte et je suis certain que là où elle est, elle pense que vous seule êtes capable d'aimer Batz comme elle l'aimait...

- Merci, murmura Laura émue. Et aussitôt elle ajouta : " Vous qui savez tout, me diriez-vous où se trouve sa sépulture ? Je voudrais aller y prier, y poser une fleur... "

Le visage du journaliste se ferma. D'un geste vif, il remplit son verre et le vida d'un seul coup tandis que les ailes de son nez se pinçaient :

- Je sais où elle est et Batz aussi le sait : il a suivi les tombereaux après l'exécution mais je ne vous le dirai jamais et je ne vous conseille pas de le lui demander. La blessure est encore fraîche : il ne faut pas y toucher.

Laura baissa la tête en faisant signe qu'elle comprenait. Un silence s'installa entre eux, peuplé par le lent battement de la haute pendule de parquet en vernis Martin et l'éclatement d'une braise dans la cheminée. Au bout d'un moment, Laura se leva, aussitôt imitée par son invité qu'elle voulait conduire à présent à la chambre que Bina avait dû lui préparer. Mais elle restait pensive et avait l'aii d'hésiter au bord de quelque chose :

- Vous n'avez pas encore tout dit ? demanda Pitou avec une grande gentillesse qui la décida. De toute façon, l'idée de lui cacher le moindre de ses projets ne lui serait pas venue.

- Oui. J'ai encore à vous dire que je ne suis pas là seulement pour lui. Je sais qu'il a ses plans mais moi aussi j'ai les miens et qui ne sont pas forcément les mêmes. Batz ouvre uniquement pour son Roi sans trop regarder ce qu'il y a autour. Moi, c'est à sa sour que je brûle de me dévouer. Et depuis longtemps !

Elle se retourna pour lui faire face et planta ses yeux sombres dans les prunelles bleues du jeune homme :

- Pitou, il y aura bientôt trois ans qu'en juin 1792, aux Tuileries, vous avez juré à la reine Marie-Antoinette de servir la cause royale jusqu'à la fin de vos jours... Et c'est la seule fois où vous lui avez parlé. Moi, le 9 août de cette même année, dans l'appartement de la Reine et peut-être à la même place, j'ai été présentée à cette petite fille qui m'a souri et tendu spontanément sa menotte. J'ai entendu aussi sa mère lui dire qu'elle entendait que je prenne rang désormais parmi les dames de sa maison. La pauvre reine n'imaginait pas à cet instant que sa fille ni elle-même n'auraient plus jamais de maison. Je n'en aï pas moins été nommée et c'est maintenant qu'elle est seule et captive d'une soldatesque sans nuances que j'entends prendre mon service. Je veux l'approcher et, si possible, la sortir de ce maudit donjon. Voulez-vous m'y aider ?

- Je m'attendais bien à quelque chose de ce genre, soupira Pitou, et je vous demande pardon de n'avoir pas compris plus vite ! Que puis-je dire d'autre, Laura, sinon vous promettre de faire de mon mieux pour que vous puissiez réaliser votre vou mais, en ce moment, cela me paraît mal parti... Pourquoi ne pas attendre le retour du baron ?

- Vous pouvez m'apprendre quand ce retour aura lieu ?

- Bien sûr que non... Je ne suis pas dans sa tête, hélas !

- Alors je ferai comme je pourrai. A ne vous rien cacher, je ne comptais pas garder cette maison. Je pensais en attendant de trouver un appartement près du Temple, loger quelque temps chez les Talma mais je n'ai pas osé le demander : Julie m'est apparue un peu... gênée et pressée de toucher mon loyer.

- Oh, fit Pitou en haussant les épaules, il faut la comprendre. Ça ne va pas fort chez eux. Talma n'a pas retrouvé le succès de l'an passé et on dit qu'il a la tête ailleurs. Le cour aussi...

- Talma ? Il n'aimerait plus sa femme ?

- J'ignore s'il l'aime toujours. En tout cas, il s'occupe beaucoup d'une ravissante jeune comédienne, la citoyenne Petit-Vanhove. Il s'agirait même d'une passion...

- Je commence à comprendre. Pauvre Julie ! J'irai la voir plus souvent... Moi qui croyais ce couple indissociable !

- Oh, il ne l'abandonnera jamais : il y a les enfants. Mais il faut dire aussi qu'elle a sept ans de plus que lui et...

Pitou s'interrompit et se mit à rire :

- Mais qu'est-ce que je raconte là, moi ? Vous allez penser que je deviens une vraie concierge ?

- Je penserai seulement que vous êtes bon journaliste et un homme bien renseigné, dit Laura en riant aussi...

Le lendemain, les giboulées de mars déversaient sur Paris ces douches intermittentes si bénéfiques pour les jardins mais éprouvantes pour la citadine qui ne sait trop comment s'habiller. Laura, cependant, avait décidé de sortir. Comme il ne faisait pas froid, elle mit un manteau léger, chaussa des souliers solides et prit un parapluie. Ce que voyant, Bina lui proposa de l'accompagner et Jaouen d'aller lui chercher un fiacre. Elle refusa les deux puis ajouta :

- Ecoutez-moi bien ! Si les choses s'étaient passées comme je le pensais, vous seriez en ce moment en route pour la Bretagne et moi rue Chantereine. Ce qui veut dire...

- Que nous vous gênons, dit Jaouen avec amertume.

- Pas encore, mais cela pourrait venir si vous vous obstinez à me tenir constamment sous votre surveillance.

- Nous ne faisons que notre service normal, dit Bina déjà près des larmes.

- Je sais, mais nous ne vivons pas une époque normale et je suis ici pour accomplir une tâche qui me tient à cour. J'ajoute qu'il adviendra peut-être que j'aie besoin de vous et que je n'hésiterai pas à vous le demander. Mais ce que je veux, c'est pouvoir aller et venir à mon gré quand il me plaît et comme il me plaît. Pour l'instant, je veux sortir seule.

- Par ce temps et à pied ? reprocha Bina.

- Par ce temps et à pied ! Si j'ai besoin d'un fiacre, je saurai bien le trouver. A présent, tenons-nous-en à cela et nous continuerons a nous entendre à merveille !

Personne ne releva et Laura sortit, abritée par son grand parapluie vert, avec la délicieuse impression d'avoir conquis sa liberté. Elle gagna les boulevards qu'elle suivit tranquillement à pied, dédaignant les voitures de place jugées trop voyantes pour le but qu'elle se proposait et qui était le Temple. Au retour, elle en prendrait une.

Moins d'une heure plus tard, elle arrivait en vue de l'enclos dominé par l'énorme tour grise dont le souvenir était gravé à jamais dans sa mémoire. Elle constata alors que la garde aux portes de l'ancien palais du Grand Prieur par lequel on avait accès au mur d'enceinte construit autour du donjon était plus fournie que jamais, et son cour se serra : même au temps où la famille royale tout entière y était emprisonnée, on n'avait aussi bien défendu ce lieu maudit qui, pourtant, ne contenait plus que deux enfants. Elle évita soigneusement les sentinelles et s'enfonça dans les petites rues où vivaient jadis ceux qui cherchaient la protection de l'enclos à l'entrée desquelles s'arrêtaient les poursuites judiciaires et les collecteurs d'impôts. Elle les connaissait bien pour y avoir vécu quelques mois avec Mme Cléry, l'épouse du valet enfermé du Roi mais aussi la harpiste préférée de la Reine. Elles habitaient alors toutes deux un petit appartement de la Rotonde, ce grand bâtiment dont quelques fenêtres donnaient sur le " jardin " de la Tour. C'était cet appartement que Laura espérait pouvoir reprendre à son compte. De là, elle surveillerait les allées et venues, et peut-être parviendrait-elle à nouer une relation avec les gardiens. Dans cette espérance elle avait emporté des assignats, mais comme ils ne valaient plus grand-chose elle s'était munie aussi de pièces d'or...