La vie des deux femmes s'organisa avec tant de facilité que Laura eut l'impression de parcourir un chemin connu en mettant ses pieds dans d'anciennes traces. On faisait de la musique, on lisait les gazettes, et Lepitre ou bien Jaouen apportaient les échos de l'extérieur. La menace de la guillotine ayant pratiquement disparu pour les honnêtes Parisiens, le Breton ne voyait aucun inconvénient à la nouvelle vie que s'était choisie sa maîtresse. Bien au contraire, il lui semblait qu'avec cette charmante Mme Cléry, Laura se trouvait abritée des entreprises de Batz. Dont d'ailleurs on n'entendait plus parler...
Chose étrange et peut-être à cause de l'ombre maléfique irradiée par la tour des chevaliers du Temple dont les captifs royaux n'étaient sortis que pour la mort, l'enclos était redevenu un lieu à part, plus silencieux, plus calme au milieu d'une ville rendue à tous les démons de la fureur à cause d'une misère qui ne voulait pas céder, en dépit des efforts de Barras pour acheminer le blé et donner au moins du pain. Certes, les hôtels nobles avaient été pillés, dévastés, mais c'était peu de chose auprès de certains quartiers où des rues entières étalaient la désolation de leurs belles demeures éventrées, ravagées, souvent à demi brûlées, où ne gîtaient plus que les chats errants et les rats...
Le peuple souffrait, et avant tout d'une cruelle déception : il avait tellement cru que la fin de Robespierre serait celle de ses misères ! Mais alors que la paix, instable sans doute et fragile, s'établis- sait aux frontières - paix de Baie signée en avril avec la Prusse et aussi l'Espagne, et traité franco-hollandais de La Haye - alors que, en janvier, Charette, au château de la Jaunaye, avait accepté pour la Vendée un armistice, la Convention continuait à se déchirer, s'efforçant, contre les émeutes successives, de maintenir les acquis d'une révolution qui ne présentait plus l'ombre d'une vertu. Le peuple réclamait encore le retour aux lois de 93 qui lui donnaient au moins l'illusion de détenir le pouvoir, mais peu à peu les royalistes reprenaient du poil de la bête et, dans le Midi, la Terreur blanche commençait à régler les comptes des assassins et des profiteurs. Tallien chez qui l'on dansait beaucoup pensait au pire et Barras, profitant de la présence momentanée du général Pichegru, songeait à ramener autour de lui tout ou partie de ses troupes afin d'assurer de façon définitive la paix aux Tuileries et la sécurité de ceux qui y siégeaient. Par trois fois en cinq mois, les portes du vieux palais furent forcées par une foule exaspérée. Il est vrai qu'elles finissaient par en avoir l'habitude et que leur solidité n'était plus ce qu'elle avait été...
Des bruits couraient la ville. On chuchotait qu'il ne serait peut-être pas mauvais de revenir aux environs de 1790, de remplacer une bande de profiteurs plus ou moins usés par une monarchie constitutionnelle, avec à sa tête un tout jeune roi qui pourrait être malléable à souhait. Au moins, le pays retrouverait-il une dignité sérieusement compromise. Oui, ces petits bruits voltigeaient un peu partout, sur les marchés déserts ou aux Halles pas beaucoup mieux approvisionnées, dans les cafés ou sur les places. Bien des regards se tournaient vers le Temple. Et puis...
Le 8 juin, à trois heures de l'après-midi, l'enfant du Temple mourut...
Par leur informateur, Laura et Louise savaient qu'il était tombé subitement malade et que, depuis quelques jours le Dr Pelletan, son médecin, avait obtenu qu'on le tire de la chambre sans air où il avait vécu son calvaire pour l'installer dans le salon du second étage de la Petite Tour, un bâtiment rectangulaire appliqué contre le flanc du donjon où au lendemain du pillage des Tuileries, on avait enfermé la famille royale. Cette pièce, Marie-Antoinette y avait dormi jusqu'au 20 octobre 1792, date du transfert dans la Grande Tour. Elle possédait un balcon et une vraie fenêtre ouvrant sur l'air libre et, comme elle communiquait avec le second étage du donjon, on avait pu y porter l'enfant sans que les hommes de garde au premier étage pussent seulement l'apercevoir. De leurs fenêtres les deux femmes voyaient bien ce balcon mais à l'exception de Gomin qui prenait soin de lui [xxiv], elles ne virent jamais personne . l'enfant ne quittait plus son lit et on ne l'apercevait pas de la fenêtre.
Ce jour-là, elles constatèrent seulement une agitation inhabituelle sans pouvoir deviner de quoi il s'agissait. Elles ne virent que Gomin partir en fin d'après-midi et revenir deux heures après. Le lendemain, ce fut leur porteur d'eau qui les renseigna :
- Paraîtrait que l'petit Capet est mort hier ! Les gens du quartier s'attroupent d'vant l'entrée du palais pour voir arriver l'cercueil.
- Ainsi il est mort ! murmura Laura après s'être signée sans prendre garde à la présence de l'homme.
- Bah, dans l'état où l'était à c'qu'on dit, c'est encore c'qu'y pouvait lui arriver d'mieux ! Ça fait deux sols ! ajouta-t-il en tendant la main pour recevoir son dû.
Quand il fut parti, les deux femmes d'un accord tacite s'agenouillèrent pour une prière et, en se relevant, Louise Cléry soupira :
- Pour la première fois de l'Histoire, le Roi est vraiment mort. On ne peut plus ajouter " Vive le Roi ".
- Pourquoi pas ? dit Laura qui pensait au petit garçon retrouvé par le duc d'Enghien et n'en avait, bien sûr, jamais parlé à Louise. Je crois, moi, que nous avons encore un roi quelque part...
Mme Cléry fit la grimace en commençant à préparer pour le repassage le linge lavé la veille :
- Si vous pensez à Monsieur, il ne sera jamais mon roi à moi... la pauvre Reine le détestait trop pour toute la boue dont il avait essayé de les couvrir, elle et ses petits !
Laura ne lui répondit pas. Elle aurait voulu lui dire que Louis XVII existait bel et bien, que celui dont l'âme venait de s'envoler n'avait jamais été le fils des souverains martyrs, mais ce secret ne lui appartenait pas. Elle alla vers la fenêtre. Dans la belle lumière d'un matin de juin, la vieille tour s'habillait d'une douce patine dorée qui la faisait moins sinistre et, dans le jardin clos, l'herbe poussait, bien verte entre les petits arbres que l'on avait plantés. Mais son regard ne s'y attarda pas. Il se fixait au troisième étage, à ces ouvertures déjà si étroites que la cruauté des hommes avait occultées au moyen de demi-entonnoirs de bois par le haut desquels l'air passait. L'adolescente qui vivait là ne voyait pas ce soleil, cette verdure, même si elle était peu abondante... Savait-elle seulement que sous ses pieds celui qu'elle croyait son frère n'existait plus ? Elle avait bien dû entendre des bruits inhabituels et peut-être ses geôliers le lui avaient-ils dit en apportant sa nourriture ? Encore un peu plus de douleur ! Encore un peu plus de souffrance ! Laura imaginait Marie-Thérèse à genoux au pied de son lit dans l'obscurité de sa prison, priant et pleurant. Qu'allait-il advenir d'elle à présent que " Louis XVII " était officiellement mort ? Quel destin ces sauvages lui préparaient-ils ?
- Regardez ! dit Louise venue derrière elle. Voilà les médecins qui viennent pour l'ouverture du corps ainsi que le veut la coutume...
Quatre hommes vêtus de noir et portant à la main des sacs de cuir franchissaient en effet le seuil de pierre usé par des siècles de pas.
- Comment savez-vous que ce sont des médecins ?
- Ils ont tous les quatre la même allure et j'en connais au moins un...
Durant de longues heures elles ne virent pas grand-chose sinon les allées et venues incessantes du porteur d'eau, mais ni l'une ni l'autre ne le fit remarquer parce que c'eût été évoquer ce qui nécessitait tant de lavages et que cela leur levait le cour. Et puis, sur le soir, une charrette déposa un cercueil de bois blanc. Les médecins étaient repartis : il n'y avait plus rien à voir ; pourtant les deux femmes restèrent longtemps accoudées à la barre d'appui, attendant elles ne savaient trop quoi et semblables en cela à ces gens qui ne pouvaient se décider à rentrer chez eux et s'étaient rassemblés dans la rue. Ils restaient plantés sans bouger en face des sentinelles qu'ils finirent par exaspérer. L'une d'elles leur lança :