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Ces quelques mots que Laura prononça avec un sourire eurent le don de faire couler les larmes de Mme Henry...

- Mon Dieu ! gémit-elle. Vous ne pouvez pas savoir, bien sûr ! Ce pauvre M. Bedée et sa femme ont fait partie de la dernière grande " fournée " que Le Carpentier a envoyée à Paris pour être exécutée...

- A Paris ? Exécutés ? s'écria Laura indignée. Mais pourquoi ? La guillotine de Saint-Malo ne suffisait pas à ce démon ?

- Oh ! elle n'a pas chômé mais, pour ceux qui représentaient quelque chose ici, il a préféré les envoyer au loin...

- Pour qu'en haut lieu on ait la preuve de son activité terroriste ? grogna Jaouen avec mépris.

- Pas seulement. Il craignait, je crois, une réaction des petites gens en voyant traîner à l'échafaud les anciens marins, les religieuses, les dames les plus vertueuses et surtout Mme de Bas-Sablons qui était l'ange de charité des deux villes. Pour elle, l'échafaud de la porte Saint-Thomas ne suffisait pas : il fallait qu'elle endure le calvaire pour être montrée aux démons de Paris !...

Elle aurait pu continuer longtemps : Laura ne l'écoutait pas. La nouvelle de la mort de ce vieil ami, le plus fidèle administrateur que l'armement Laudren ait jamais eu, la bouleversait. Dans son idée et peut-être parce qu'il n'appartenait pas à l'aristocratie, il était indestructible et ne risquait rien, mais c'était une idée absurde. Pourquoi donc à Saint-Malo épargnerait-on un brave homme tranquille quand à Paris on était allé jusqu'à guillotiner des mendiants ? Et puis il y avait Pontallec et Hervé Bedée devait le gêner pour s'emplir les poches du bien de ses victimes.

Comprenant enfin que sa pensionnaire avait besoin de calme, Mme Henry se retira. Jaouen alors annonça :

- Je sais ce que vous pensez mais Pontallec est mort. Il a sauté avec le bateau sur lequel il s'enfuyait avec sa dernière maîtresse... une novice de couvent. L'explosion purificatrice serait l'ouvre du père de la fille...

- Ah!

Laura alla s'asseoir auprès de Lalie dont elle prit la main. Elle sentait le besoin de s'accrocher à une présence chaude et rassurante. Cette nouvelle-là était trop soudaine et Laura n'y était pas préparée. Antithèse totale du bon M. Bedée, Pontallec, ce génie du mal, pouvait-il avoir disparu dans les flammes comme si l'enfer l'avait soudain réclamé sien ? C'était presque trop beau, pourtant le soulagement tant espéré ne se produisait pas. Elle entendit Lalie demander :

- A-t-on retrouvé le corps ?

- Non, rien. Pas même les débris du bateau, mais les gens d'ici espèrent dans les grandes marées. C'était un lougre et ils étaient quatre à bord.

- Il y a combien de temps ?

- Un petit mois si j'ai bien compris. Demain j'irai au port essayer d'en apprendre davantage...

- Demain, coupa Laura, nous irons à la Laudrenais. Je veux voir dans quel état est la maison.

Non loin du vieux manoir du Tertre-Richard, dont les jardins, dessinés par Le Nôtre, le jardinier de Versailles, faisaient toujours l'admiration des Servanais, la Laudrenais possédait tout autant de charme si ses allées descendant jusqu'à la Rance n'évoquaient pas Versailles, mais plutôt quelque gentilhommière anglaise. Un superbe cèdre en dominait le centre, offrant par les chaleurs de l'été une ombre fraîche où l'on aimait à se retrouver. Bâtie au début du siècle, c'était une malouinière simple mais très agréable à vivre : sept fenêtres de façade dont l'une, celle du milieu ornée d'un balcon à balustres, dominait la porte. Celle-ci ouvrait sur un large perron de sept marches dont les balustrades assorties à celles du balcon ressemblaient à deux bras ouverts pour accueillir le visiteur et le mener doucement à la longue terrasse sur laquelle donnaient les hautes croisées du rez-de-chaussée. Trois belles lucarnes et quatre cheminées ornaient son grand toit d'ardoises bleues vers lequel grimpait avec courage un gigantesque rosier blanc aux rieurs délicates et parfumées jadis rapporté des Indes par un ancêtre de Laura. Laura aimait cette maison presque autant que son petit château de Komer à cause de la vue sur la rivière que l'on découvrait de ses fenêtres. A Komer, les eaux de l'étang semblaient dormir sur leur mystère ; à la Laudrenais, elles vivaient de la vie même de la mer dont le flot remontait loin. Lorsqu'ils étaient enfants, Sébastien et elle passaient de longues heures près de la petite grève où la basse marée déposait la barque à regarder le mouvement des eaux, leurs verts changements. C'étaient pour la petite Anne-Laure des instants précieux, ceux où elle avait son frère pour elle seule, des moments qui allégeaient la mélancolie d'une enfance solitaire. La plupart du temps, Sébastien allait au collège l'hiver et, durant les vacances, il se tournait de plus en plus vers la mer où il voyait son destin. Au contraire de sa sour, il n'aimait pas Komer qu'il trouvait trop enfermé dans la forêt et ses légendes, un peu étouffant pour un garçon amoureux des immensités. Ils ne se retrouvaient guère qu'à la Laudrenais. Un jour enfin, le jeune homme s'était embarqué pour les îles de l'océan Indien et n'en était jamais revenu. Un navire de la Compagnie des Indes avait apporté la nouvelle du naufrage. La mère s'était ensevelie sous le deuil et le travail, la sour était partie pour Komer demander à l'enchanteur Merlin, à la fée Viviane l'apaisement d'un de ces gros chagrins d'enfant qui ressemblent à des orages et laissent des traces quand ils s'en vont. Elle s'était retrouvée fiancée à Josse de Pontallec...

En approchant ce jour-là de la Laudrenais, c'était à Sébastien qu'elle pensait. Le jardin était encore beau, quoi que négligé, et la maison semblait intacte sous son rosier où demeuraient quelques rosés d'automne...

- C'est bien joli ! apprécia Lalie. Et puisqu'à présent vous en êtes seule propriétaire vous devriez vous y installer.

- Il faudrait pour cela que je me fasse reconnaître comme telle par les autorités et je n'ai plus guère de preuves de ma véritable identité, sinon à Komer où j'ai laissé beaucoup de choses.

- D'après ce que vous m'avez dit ce n'est pas si loin...

- Il faut d'abord se faire ouvrir cette grille, sourit-elle tandis que Jaouen allait agiter la cloche pendue à l'un des piliers à proximité des communs où logeait une famille de gardiens.

Mais il eut beau sonner et re-sonner, personne ne se montra.

- On dirait qu'il n'y a plus âme qui vive ? ronchonna-t-il en empoignant la grille pour la secouer. A sa surprise, elle s'entrouvrit sous sa main avec une protestation de gonds assoiffés d'huile, il eut d'ailleurs quelque peine à l'écarter en grand pour livrer passage à la voiture et l'amener devant le perron. Quand celle-ci s'arrêta, le silence ne fut plus troublé que par le cri des mouettes sur la rivière.

- Où ont bien pu passer le père Vincent, sa Maryvonne et leurs fils ? dit Laura. Nous aurions bien besoin d'eux pour entrer : ils ont l'un des deux jeux de clefs, l'autre restant à Saint-Malo...

- Si la grille était ouverte la maison l'est peut-être aussi ? observa la comtesse. Voyez donc, Jaouen !

Elle l'était en effet. Jaouen entra mais ressortit presque aussitôt :

- Venez voir ! dit-il en offrant la main à la vieille dame pour l'aider à descendre cependant que Laura sautait à terre et se précipitait dans le vestibule. La surprise la figea : la vaste salle dallée d'où s'envolait un bel escalier de pierre était entièrement vidée de ses meubles et de ses tapisseries...

- C'est incroyable ! murmura-t-elle. En avançant vers les pièces de réception qui occupaient le rez-de-chaussée, elle contempla le même spectacle : la maison avait été déshabillée de tout ce qu'elle pouvait contenir. Il n'y avait plus un meuble, plus un tableau, plus une tapisserie, plus un tapis, plus aucun de ces beaux objets collectionnés au cours des siècles par les Laudren du passé et, dans la bibliothèque, plus un livre, plus une lampe. On n'avait même pas laissé aux cheminées les pare-feu, les chenets, les tisonniers ni les pincettes. Même chose dans les chambres : tout avait été déménagé, avec soin sans doute car des bouts de papier d'emballage traînaient ici et là. Les placards de l'office étaient vidés de leurs bocaux et pots de confitures, les grosses poutres de la cuisine ne supportaient plus le moindre jambon, la moindre andouille ni le plus petit chapelet d'oignons L'imposante batterie de cuisine en cuivre s'était envolée avec les terrines et les pots à oille, chefs-d'ouvre des faïenceries de Marseille ou de Moustiers. Tout ce qui restait, c'était dans l'âtre un gros tas de cendres que Laura contempla avec l'impression d'en ressentir le goût dans sa bouche.