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Ignorante de ce nouveau massacre, la petite Madame, assise sous les marronniers du jardin, écoutait ce soir-là Lepitre et Mme Cléry chanter en duo un air de Grétry..

CHAPITRE IX

UNE PRISONNIÈRE DE SEIZE ANS

Pendant les semaines qui suivirent, Laura ne quitta pas la Rotonde. La vie y était beaucoup plus intéressante que rue du Mont-Blanc où elle n'avait que faire. Comme elle l'avait prévu, Jaouen et Bina s'y morfondaient, n'ayant d'autre occupation qu'entretenir la maison et répondre à Julie Talma et à ses appels incessants que " miss Adams " était retournée en hâte en Bretagne pour une affaire importante touchant à sa fortune ; une excuse que l'épouse du tragédien pouvait fort bien comprendre. Et qu'on attendait son retour...

Le seul endroit où elle se fût précipitée quitte à manquer les apparitions quotidiennes de sa princesse était la rue des Vieux-Augustins mais Batz, une fois de plus, s'était volatilisé et, à l'hôtel de Beauvais - elle n'avait pu s'empêcher d'y passer deux fois ! -, le citoyen Nathey ne s'était arrêté qu'une seule nuit avant de repartir vers des horizons inconnus. Certes, elle avait rêvé de cette nuit mais elle savait aussi à quel point Jean avait besoin de garder l'esprit libre et le corps dispos pour mener à bien ses dangereux projets. Elle n'avait pas le droit de s'y glisser.

Le Temple devenait l'endroit à la mode pour les royalistes et sympathisants. Les logements s'y louaient à prix d'or et les deux femmes avaient grand-peine à garder leur poste privilégié pour lequel on leur offrait des sommes astronomiques. Pas pour y habiter bien sûr ; on louait comme on loue une loge au théâtre ; on y venait vers la fin de l'après-midi et, le soir tombant, on rentrait chez soi pour souper avec des amis, assister à une soirée ou danser. D'ailleurs le plaisir était double puisque l'on joignait à la joie d'apercevoir la petite princesse l'agrément d'entendre de la bonne musique. Et puis, cela donnait un peu l'impression d'un cercle de cour comme autrefois et comme peut-être on en retrouverait. La paix était signée avec l'Espagne et, avec l'Autriche, les hostilités pourraient bien finir : des pourparlers étaient engagés - la Convention avait même voté son accord ! - pour que Marie-Thérèse soit remise à l'Autriche en échange des conventionnels livrés par Dumouriez lorsqu'il avait tourné casaque. Madame épouserait alors l'archiduc Charles. Il est vrai que ces beaux projets ne rencontraient ni l'adhésion de Louis XVIII qui entendait réserver l'orpheline du Temple à son neveu le duc d'Angoulême ni celle de la jeune fille. Comme Mme de Chanterenne avançait, avec une certaine mélancolie, l'idée d'un prochain départ pour Vienne et ce mariage, Madame Royale s'était insurgée :

- Vous n'y pensez pas ! Ne savez-vous pas que nous sommes en guerre ? Jamais je n'épouserai un ennemi de la France !

Laura, cependant, commençait à se lasser de la Rotonde. Contempler Marie-Thérèse, la voir sourire ne lui suffisait plus : elle voulait l'approcher puisque cela devenait possible. On avait vu venir au Temple la vieille Mme de Mackau qui au temps de Versailles était sous-gouvernante des Enfants de France et, surtout, Laura reconnut dans deux femmes habillées simplement mais portant des chapeaux, et non des bonnets, ses deux compagnes de la Force au temps des massacres de Septembre : la marquise de Tourzel et sa fille Pauline.

- Pourquoi n'irions-nous pas, nous aussi ? demanda-t-elle à Louise. Je suis sûre qu'elle serait heureuse de nous voir et moi, à défaut de prendre auprès d'elle ce service que la Reine m'avait assigné dans la maison de sa fille, je rêve depuis des mois de lui parler, de lui dire à quel point elle m'est chère...

- Eh bien, il faut en faire la demande. Moi, il me suffit de la distraire. Ma musique lui parle beaucoup mieux que je ne saurais...

- Faire la demande ? Mais à qui ?

- Elles pourraient vous le dire, dit Mme Cléry en désignant du menton l'ancienne gouvernante des Enfants de France qui sortait de la Tour avec sa fille...

- C'est une idée en effet !

Laura était déjà dans l'escalier, se précipitant vers la rue du Temple sur laquelle ouvrait l'ancien palais du Grand Prieur transformé en caserne et que les visiteurs devaient traverser pour atteindre la tour. Elle y arriva au moment où les deux femmes franchissaient le portail, la plus âgée appuyée au bras de la plus jeune avec une expression de lassitude qu'elle n'avait pas avant, comme si, hors de la vue des gardes et des geôliers, elle déposait un masque.

Ne voulant pas les aborder devant les factionnaires, Laura les laissa passer et s'engager dans la rue de la Corderie où elle les suivit, puis pressa le pas pour les rejoindre.

- Mesdames, dit-elle, ai-je le bonheur que vous vous souveniez de moi ?

En même temps, elle les saluait comme elle l'eût fait dans un salon des Tuileries. Après un instant d'hésitation, le visage de la jeune fille s'éclaira :

- Mais bien sûr ! s'écria-t-elle. Comment oublier les traits de nos compagnes de malheur ? Maman, vous vous souvenez n'est-ce pas de Mme de Pon-tallec ?

En un clin d'oil, celle que ses petits élèves appelaient " Madame Sévère " se redressa, réintégra comme par magie le maintien de cour qui ne suppose aucune défaillance, et l'accueil qu'en eut Laura fut plein de grâce :

- Quand on vit de tels moments, dit-elle, on ne peut oublier le visage ni le nom de ceux qui les ont partagés. Et le plaisir de vous revoir est d'autant plus grand que nous vous avons crue morte comme notre pauvre princesse de Lamballe...

- J'ai échappé aux massacreurs grâce au courage et au dévouement de deux amis qui, déguisés

Une prisonnière de seize ans

en gardes nationaux, m'ont emmenée au moment où j'allais franchir la porte de la Force. Mais je m'en voudrais de vous retenir ainsi au milieu d'une rue. Me permettez-vous de vous accompagner afin de parler un peu ?

- C'est que nous habitons loin, dit Pauline d'un ton de regret. Presque à l'autre bout de Paris...

- Pas tout à fait, corrigea sa mère. Nous habitons près de Saint-Sulpice, chez ma fille aînée, la duchesse de Charost [xxviii], mais cela fait tout de même un assez long chemin...

- Que vous parcourez à pied ?

- Nous n'avons plus d'équipages.

- Moi non plus, dit Laura en riant, mais nous allons prendre un fiacre qui ensuite me ramènera au Temple. J'habite en ce moment la Rotonde avec Mme Cléry et c'est de chez nous que vient toute cette musique dont nous essayons d'agrémenter un peu le sort de Madame. C'est d'elle que je voudrais vous parler...

Mais, comme tous ceux qui avaient hanté les palais royaux Mme de Tourzel était curieuse et, une fois installées dans la voiture de place, Laura dut répondre à une foule de questions, à commencer par le nom de ces amis qui l'avaient arrachée aux massacreurs de Septembre. Laura n'avait aucune raison de le cacher, d'autant moins que prononcer le nom de son amant lui était d'une infinie douceur. Il fut d'ailleurs accueilli avec enthousiasme : le héros qui avait voulu sauver le Roi sur le chemin même de l'échafaud avait droit à toute l'admiration de ces dames. Et Laura leur fit un résumé aussi succinct que possible de ce qui avait été sa vie depuis leurs adieux dans la cour de la Force.

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xxviii

L'emplacement est occupé aujourd'hui par la Mairie du 6e arrondissement.