Tandis qu'ils s'activaient, le colonel-importateur prit le bras de Laura pour l'emmener dans son cabinet. Mi-figue, mi-raisin, celle-ci demanda :
- Ils viennent d'où, ces fauteuils ? Il me semble les avoir déjà vus quelque part ?
- Des Tuileries ! déclara-t-il sans la moindre gêne. Leur montant servira à payer le grain dont votre peuple a besoin... et quelques autres choses. Mais voulez-vous que nous soupions ensemble ce soir ? Je suis tellement désolé de devoir vous quitter si tôt ! A moins que vous ne reveniez avec moi revoir le pays natal ? ajouta-t-il avec une pointe de malice car, ami de longue date de Batz, il savait parfaitement à quoi s'en tenir sur l'identité réelle de " miss Adams ".
- Merci pour les deux propositions mais c'est non, mon ami. Vous êtes très occupé, je le vois bien... ce qui me gêne pour vous demander un service !
Le joyeux visage de ce grand rouquin si habile en affaires devint soudain sérieux :
- J'aurai toujours le temps pour vous ! Même s'il me faut retarder mon départ. Que désirez-vous ?
- Une autorisation de visite au Temple auprès de la princesse Marie-Thérèse Charlotte. Elle a le droit à présent de recevoir quelques personnes et j'aimerais être de celles-là. Or vous devez être au mieux avec le Comité de sûreté générale dont dépendent ces permissions. Au moins une seule ?
- Vous aurez toutes celles que vous voulez ! Allons dîner ensemble ! Il est onze heures, fit-il en consultant sa montre. Ensuite je vous emmène chez le citoyen Bergoing. Comme vous le dites il n'a rien à me refuser et le Comité jugera certainement avec faveur la présence d'une fille de la libre Amérique auprès de la " fille des tyrans " comme ils disent ! Ne serait-ce que pour lui apprendre à vivre !
- En prison ? fit Laura amusée.
- Elle n'y restera pas toujours si j'en crois les bruits qui courent. Elle deviendra bientôt autrichienne...
- Je ne crois pas. Sans doute ne pourra-t-elle empêcher qu'on l'envoie à Vienne, mais j'ai entendu dire qu'elle était décidée à refuser d'épouser l'archiduc. J'ai vraiment hâte de la voir, mon cher Swan...
- Si cela ne dépend que de moi, ce sera demain. Venez, allons prendre un bon repas dans un endroit que je sais...
Quelques heures plus tard en effet " Miss Adams " quittait les Tuileries où siégeaient toujours et la Convention et un Comité devenu tout de même moins redoutable qu'il ne l'avait été. Dans sa poche, elle emportait l'autorisation de se rendre trois fois la semaine auprès de " Marie-Thérèse Capet ". Elle en aurait pleuré de joie car elle n'aurait jamais imaginé pouvoir en obtenir autant. Ses remerciements au colonel Swan furent en proportion de sa reconnaissance.
- J'ai honte d'être venue vous voir uniquement pour vous demander quelque chose alors que je suis à Paris depuis tant de jours mais...
- ...mais c'était Batz que vous vouliez revoir, n'est-ce pas ?
- Oui. A vous je peux l'avouer. Je voulais le revoir.
- Et je pense que vous l'avez revu, dit-il en considérant le joli visage blond que le seul nom de Jean venait d'illuminer. Moi aussi je l'ai revu.
Laura tressaillit :
- Il y a longtemps ?
- La semaine dernière. Il était... de passage juste le temps de vérifier qu'il a été rayé de la liste des émigrés puis il est reparti.
- Pour Bruxelles encore ?
- Non. Sa terre de Chadieu, mais ne me demandez pas ce qu'il voulait y faire, je n'en sais rien...
- Il va revenir, j'espère ?
La voix de Laura s'était faite brève, sèche. Elle se sentait blessée que Jean ne lui eût pas donné au moins signe de vie. Pourquoi ne l'avait-il pas appelée ? Pourquoi ne l'avait-il pas emmenée avec lui ? Ne fût-ce que quelques jours ? Elle avait tellement envie de connaître ce domaine si bien caché où il avait espéré amener le jeune roi...
- Il y a des questions auxquelles je ne peux répondre, fit placidement Swan qui lisait à livre ouvert sur les traits si mobiles de la jeune femme, mais il ne devrait pas tarder à rentrer. N'oubliez pas qu'il n'en a pas encore fini avec la Convention. Elle est toujours debout en dépit de tous les coups qu'il lui a portés. Alors je ne le vois pas bien aller enfiler des pantoufles au fin fond de l'Auvergne...
Laura se mit à rire, soudain détendue :
- Vous l'imaginez vraiment avec des pantoufles aux pieds ?
- Oh non ! Que ce soit en Auvergne ou ailleurs, je ne le vois pas dans cet exercice. Allons, Laura, ne vous tourmentez pas ! Vous n'avez rien à craindre...
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que lorsque l'on prononce votre nom, on voit dans ses yeux une lumière... la même exactement que celle qui a brillé tout à l'heure dans les vôtres lorsque j'ai prononcé le sien. Je vous souhaite à tous deux beaucoup de bonheur...
En quittant Swan, Laura s'étonnait encore de cette clairvoyance du cour, surprenante à tous égards chez ce joyeux vivant qu'elle savait solide en amitié sans doute mais dont la passion des affaires semblait occulter tout autre sentiment. Mais, après tout, les miracles cela existe aussi.
Quelques jours plus tard, vêtue avec élégance mais sans faste d'une robe de jaconas blanc rayé de jaune et coiffée d'un chapeau-bergère en paille garni de rubans blancs et jaunes, un bouquet de rosés à la main, elle présentait son laissez-passer et son droit de visite à l'entrée du Temple, traversait le vieux palais passablement abîmé, franchissait le mur d'enceinte de six mètres construit par Palloy, le démolisseur de la Bastille, pour isoler la tour, et qui n'avait qu'un seul accès bien gardé où elle montra encore ses papiers. Puis elle traversa le jardin où les marronniers mettaient une ombre fraîche et où poussaient quelques fleurs, pour enfin passer la porte basse dont elle gardait le souvenir [xxx]. Là, un homme d'une trentaine d'années la reçut avec un salut courtois : elle savait que c'était Gomin, ce commissaire si compatissant tombé sous le charme de sa prisonnière et devenu presque son serviteur. A sa suite et le cour battant, elle enjamba des guichets à présent ouverts et monta les quelque cent quatre-vingts marches de pierre séparant le rez-de-chaussée du troisième étage où logeait la princesse. Il y avait là une porte en chêne cloutée mais elle était ouverte comme celle, en fer, qui lui faisait suite, et la visiteuse se trouva alors dans une antichambre. En face d'elle une dernière porte, à petits carreaux celle-là, à laquelle Gomin vint frapper. Une femme apparut, c'était bien sûr Mme de Chanterenne. Son regard inquisiteur effleura Gomin pour s'arrêter sur la visiteuse.
- La citoyenne Laura Adams, de Boston en Amérique, a reçu permission de venir saluer Madame. Voici l'autorisation !
Les fins sourcils remontèrent sur le front blanc de la dame qu'encadraient les vagues de beaux cheveux bruns :
- Une Américaine ? fit-elle sans cacher sa surprise. Puis, s'adressant directement à Laura : " D'où connaissez-vous Madame ? "
- De Versailles, Madame, et aussi des Tuileries. La Reine me voyait avec faveur..., dit Laura sans s'encombrer trop de précisions.
- Vous avez vécu en France ?
- De longues années.
- Vous êtes bien jeune pour qu'elles soient si longues !
Laura se sentit gagner par l'impatience. Comme Mme de Tourzel, l'espèce d'autoritarisme dégagé par cette femme au demeurant plutôt sympathique l'agaçait :
- L'âge ne fait rien à la chose ! Quoi qu'il en soit, je suis dûment autorisée à voir la princesse. Souhaitez-vous m'en empêcher ?
- Dieu m'en garde ! Depuis quelques jours nous voyons des gens tellement étranges !
Sentant que la nouvelle venue risquait de le prendre fort mal, Gomin se hâta de préciser :
- La citoyenne Chanterenne fait allusion à la citoyenne Montcairzin qui se dit Bourbon-Conti, cousine de Madame, dont les visites ne lui plaisent guère...