Paris que le comte d'Antraigues dirigeait toujours depuis Venise. Mais, de façon tout à fait inexplicable, on relâcha ses complices et Lemaître seul fut condamné à mort. Il monta à son tour sur cet échafaud dont il avait empêché Batz de sauver le Roi. L'agence de Paris n'existait plus et son chef direct, le chevalier des Pommelles, toujours en liberté, entreprit de l'oublier en buvant plus que de raison.
CHAPITRE X
MADAME S'EN VA
Les journées de vendémiaire, Laura les vécut en traversant une suite de moments d'inquiétude et d'espérance. Inquiétude pour Batz dont, par Pitou, elle avait su qu'il s'y jetait à corps perdu, espérance pour Marie-Thérèse Charlotte : si la révolte en grande partie royaliste l'emportait, ce serait enfin pour elle la sortie d'une prison qui, même si elle s'était faite infiniment plus douce, n'en demeurait pas moins ce qu'elle était.
Pendant ces jours, elle ne quitta pas la rue du Mont-Blanc et vécut enfermée chez elle. Joël Jaouen, pour une fois, avait imposé son point de vue :
- Souvenez-vous du 10 août ! rappela-t-il. Si vous tentez d'aller au Temple, même à la Rotonde, vous risquez d'être blessée ou pis encore et ce serait stupide. On a certainement doublé au moins les défenses de la Tour et aucune visite ne doit être admise.
- Vous savez que je déteste rester là à tourner en rond...
- Peut-être mais pour le bien de tous, vous vous y résignerez. D'ailleurs, je vous informerai.
- Vous y allez ?
- Bien entendu. Soyez rassurée ! Je serai vos yeux et vos oreilles... et je serai prudent.
Il fallut bien s'en contenter et, durant deux jours, Laura et Bina -celle-ci ne quittant plus sa peur que pour plonger dans la prière -tournèrent en rond avec pour seule distraction une visite affolée de Julie Talma dont l'époux avait disparu depuis deux jours et qui s'imaginait -Dieu sait pourquoi ! - qu'il avait pu venir chez Laura. Détrompée, elle finit par un déluge de larmes et de cris que Laura ne sut comment calmer mais que Bina, revenue sur terre au bruit, soigna avec une grande compétence au moyen d'une paire de claques et d'un petit verre de rhum dont Jaouen avait toujours une réserve en cas. Le traitement plut à Julie qui réclama un second verre.
- Ce n'est pas vraiment un cordial, objecta Laura. Les marins surtout en boivent, et pour une dame....
- Ai-je jamais été une dame ? fit l'ex-danseuse de l'Opéra, avec un frémissement de narine plein d'amertume. Et je souffre plus qu'un marin en pleine tempête...
Elle but son deuxième verre qui lui rendit des couleurs et même une légère pointe d'optimisme.
- Je sais où est ce Sardanapale, confia-t-elle à Laura. Je gagerais qu'il est en train de se vautrer dans le stupre avec cette affreuse Petit-Vanhove.
Puis, abandonnant la tragédie pour le ton aimable d'une habituée des salons : " Auriez-vous par hasard un grand couteau ? "
- Je pense, oui... mais pourquoi ?
- Je vais les égorger tous les deux ! Après je pourrai dormir tranquille...
Et Laura dut pendant deux heures se faire l'avocate du mari volage auprès de l'épouse outragée. Cela eut au moins l'avantage de lui changer les idées...
Quand Paris, enfin, se calma et que Jaouen fit pour Laura le récit de ce qui aurait dû être une grande aventure et n'était au fond qu'une série de coups d'épée dans l'eau même si cela se soldait par des morts un peu trop nombreux, il n'en donna que les grandes lignes sans s'appesantir sur les détails. Hormis un seul, l'effet produit sur lui par le vainqueur : ce Bonaparte sorti on ne savait d'où semblait l'avoir hypnotisé.
- Je n'ai jamais vu personne qui lui ressemble ! Si jeune, si volontaire et semblant se jouer des difficultés ! Son regard, froid, impérieux, est celui d'un aigle cependant que sa stratégie et sa façon de commander tiennent du génie ! Pardieu, ajouta-t-il avec rage, j'aimerais servir sous lui si je n'étais pas qu'un infirme !
- Que venez-vous me parler de votre infirmité ? lança Laura avec colère. Je sais des gens qui ont tous leurs membres et qui pour la force et l'adresse ne vous viennent pas à la cheville mais j'aimerais que vous vous souveniez que je n'ai, moi, aucune raison de m'intéresser à ce général je-ne-sais-trop-quoi ! Ce que je voudrais savoir, c'est ce qu'il advient de mes amis ! Avez-vous des nouvelles de Pitou et...
Dieu qu'il était difficile de dire devant lui le nom tant aimé ! Cependant la constante jalousie de Jaouen traduisait déjà ce " et " révélateur :
- Pitou est à la Force, sans doute aphone à force d'avoir clamé à tous les échos ses couplets incendiaires. Quant au baron de Batz, je l'ai vu disparaître à l'intérieur de l'église Saint-Roch et je n'en sais pas davantage, fit-il avec rudesse en se gardant bien de signaler que Jean était blessé. De toute façon, vous ne me l'aviez pas donné à garder !
- Je n'en aurais même pas eu l'idée ! riposta Laura. Et du Temple ? Pas de nouvelles ?
- Pas beaucoup. Tout y est calme mais on a doublé la garde par crainte que des partisans ne profitent des troubles autour des Tuileries pour tenter d'enlever la jeune fille. Mme Cléry que je suis allé voir - et qui vous assure de ses chauds sentiments ! - m'a dit que les visites étaient interdites pour quelques jours...
Comme, du côté du Temple, il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre, Laura se sentit l'esprit plus libre pour Batz. Elle avait bien compris les raisons, données par Pitou, de ne pas se revoir avant le coup de force mais puisqu'une fois de plus il était en fuite, pourquoi en quittant Saint-Roch n'être pas revenu dans cette maison qui lui avait été un refuge ? Crainte de la compromettre ? Ou bien après l'église et profitant de la situation troublée avait-il choisi de repartir au loin ? Cela, il fallait le savoir. Elle décida de se rendre au seul domicile qu'elle lui connût : la rue des Vieux-Augustins.
A sa surprise, elle y découvrit que Jean avait repris sa véritable identité. Comme elle demandait au patron de l'hôtel meublé si M. Nathey était toujours là, il la regarda en ricanant :
- Vous voulez dire le ci-devant baron de Batz ? Eh oui, comme on l'a rayé de la liste des émigrés, il a fait connaître son vrai nom. Ça ne lui a pas vraiment porté chance d'ailleurs. On est venu le cueillir ici comme une fleur...
- Qui est venu ?
- Qui voulez-vous que ce soit ? La police bien sûr!
- Il était rentré ici après... l'échauffourée ?
- Oui et j'aurais bien préféré qu'il aille se faire prendre ailleurs mais il était blessé et ma femme... enfin ce n'est pas à vous que je vais expliquer ce que sont les femmes...
- Blessé ? gémit Laura, la gorge soudain séchée. Grièvement ?
- Il est parti sur ses deux pieds en tout cas ! C'est un bras, il me semble. Oui, c'est ça... ma femme le lui a accroché dans un grand mouchoir.
- Vous devez avoir une bien bonne épouse, remarqua Laura un peu rassurée. Et vous a-t-on dit dans quelle prison on l'emmenait ?
- Je crois bien avoir entendu l'un des argou-sins dire que c'était au Plessis... Et comme Laura ouvrait de grands yeux interrogateurs il précisa : " C'est rue Saint-Jacques, dans le quartier des étudiants. Un collège qu'on a transformé en prison comme quelques-uns de ses pareils [xxxii]... mais c'est pas la peine de vous y précipiter, hein ? ajouta l'homme en voyant la jeune femme se hâter vers la sortie. Les conspirateurs on les met au secret, en général ! "
Elle était déjà dehors et courait à la recherche d'un fiacre. Elle en trouva un près des Halles et se fit conduire sur la montagne Sainte-Geneviève mais, ainsi que l'avait prédit le patron de l'hôtel de Beauvais, elle put seulement contempler avec accablement la façade médiévale de l'ancien collège fondé au XIVe siècle par le secrétaire du roi Philippe V le Long, Geoffroy du Plessis-Balisson. Contemporaine de la Conciergerie, la prison était aussi terrifiante et aussi bien gardée. Les sentinelles restèrent aussi muettes que les murs et Laura comprit qu'une offre d'argent servirait seulement à la mettre en danger. Elle rentra chez elle où Jaouen fit les frais d'une colère dont la peur était l'initiatrice.
xxxii
Le collège du Plessis est l'un des quatre que l'on a remplacés par le lycée Louis-le-Grand.