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- Incroyable ! soupira Lalie. Je n'ai jamais vu, je crois, une maison vidée avec autant d'application ! Ce n'est pas là le fait de voleurs toujours plus ou moins pressés, moins encore de vandales qui laissent des traces plus visibles que les cailloux du petit Poucet ! On dirait que ceux qui ont fait cela ont pris tout leur temps...

- Je pense comme vous et j'avoue ne pas comprendre. Mon grand-père avait construit cette demeure pour y entasser le plus précieux, le plus aimable aussi de nos biens afin d'en jouir durant sa vieillesse. Notre maison de Saint-Malo est plus austère. D'abord les bureaux de finances occupent une partie du rez-de-chaussée, les petits bâtiments du port servent à la surveillance du trafic. Il y a bien sûr de belles choses mais...

- Il faudrait savoir ce qu'il en reste. Dites-moi, vos gardiens, ces Vincent, votre mère leur accordait confiance ?

- Pleine et entière ! Je suis inquiète de leur absence. La seule hypothèse valable est que la Laudrenais ait été vidée sur ordre de Le Carpentier, ou de ses séides.

- Je ne crois pas, fit Jaouen qui revenait après être allé examiner les alentours de la maison. Le " proconsul " pour ce que j'ai entendu dire se serait emparé de tout au nom du peuple, au grand jour et, au besoin à son de trompe. Il aurait fait amener des chariots qui seraient repartis lourdement chargés. Or la trace de notre voiture est la seule que j'aie pu relever. En revanche, le jardin côté rivière a été beaucoup piétiné. C'est pai le chemin de l'eau que tout a été emporté.

- Si vous pensez à Pontallec en fuite, c'est impossible. Le bateau qui a explosé n'était qu'un lougre. Beaucoup trop petit pour une telle quantité d'objets ! Rien que les livres de la bibliothèque n'y auraient pas tenu. Pour vider la Laudrenais il a fallu des barges...

- Sans doute. Reste à savoir de quel côté elles sont allées. Vers Dinan ou vers le port et là il n'y a pas de réponse possible. L'eau ne garde pas de traces... De toute façon, la maison ne nous en apprendra pas davantage. Allons chez les Vincent !

Les deux femmes sortirent derrière Jaouen et se dirigèrent vers les communs. Les gardiens y habitaient un bâtiment de ferme proche d'un grand potager où fanaient les salades cependant que d'autres légumes montaient en graine. La maison réservait de nouvelles surprises. Alors que le manoir était entièrement vide, on aurait dit que la famille Vincent venait de quitter son logis depuis quelques instants seulement : le couvert mis pour un repas, les grands chapeaux des hommes posés sur un coffre et la marmite accrochée au-dessus d'un feu éteint. Seule, la soupe qu'elle contenait, moisie, dégageait une odeur désagréable. Sur la longue table, le chanteau de pain était dur et commençait à verdir. Le voile de poussière aussi disait que le fait ne datait pas de la veille.

- Voilà un autre mystère ! s'exclama Laura. On dirait que ces gens sont partis brusquement alors qu'ils allaient se mettre à table. Auraient-ils été... arrêtés ?

- Auquel cas on ne leur aurait pas laissé le temps de souffler, compléta Lalie. Après quoi il n'y avait plus personne pour empêcher le déménagement ou, plus simplement pour y assister. Qu'en pensez-vous Jaouen ?

Celui-ci, qui visitait les deux petites chambres voisines où étaient les lits de la famille, reparut, tenant à la main une coiffe de femme où se voyaient des taches suspectes :

- Je crains que ce ne soit plus grave. Il y a du sang là-dessus.

- Où l'avez-vous trouvée ? demanda Laura.

- Dans la ruelle d'un lit, au pied du mur. Il y avait aussi du sang sur ce mur. On a essayé de le laver... maladroitement !

Laura qui pâlissait regardait à présent ce décor modeste mais familier avec horreur :

- Comment savoir ?

- Il faut prévenir la gendarmerie. De toute façon, s'il y a eu arrestation, ils le sauront et s'il s'agit... d'autre chose ils chercheront. Auparavant, peut-être faut-il aller à Saint-Malo voir ce qu'il en est et aussi vous faire reconnaître pour ce que vous êtes ?

- L'épouse de Pontallec ? ironisa Lalie. Vous voulez la faire écharper, mon garçon ?

- Non, la dernière des Laudren. Si je connais bien mes frères bretons, ils comprendront qu'elle ait tout fait pour échapper à la mort. D'ailleurs, à Saint-Malo, il y a les vieux serviteurs et le docteur Pèlerin qui l'ont déjà reconnue au moment du décès de sa mère. Ils la reconnaîtront encore-Demain matin je vous y conduirai.

Mais en rentrant au Vieux-Pélican, on trouva Bina en grande conversation avec sa mère, Mathurine, qu'elle avait pris sous son bonnet d'aller voir à la faveur de la marée basse en empruntant les " petits ponts " : ces chemins de galets, alors découverts, évitaient le grand tour de la " mer intérieure ". Celle-ci s'étendait sur environ cinq cents hectares et où trois cents vaisseaux pouvaient trouver abri. Un vaste espace de sable, de rocs formant des anses, des hauteurs, des marais, des cales, le tout meublé de cabanes, de corderies, de magasins d'approvisionnement, de voileries, de forges, de moulins, de fermes et d'auberges. La ville corsaire et la pointe du Naye à Saint-Servan en commandaient la passe. Les " petits ponts " offraient l'avantage de réduire le long périple à une centaine de mètres, avec l'inconvénient de se mouiller les pieds et de risquer de se faire surprendre par le retour du flot. A marée haute, évidemment, des passeurs existaient, les Bateliers du Naye qui étaient d'anciens marins au long cours ou de la grande pêche, mais ils ne partaient pas toutes les deux minutes et Bina connaissait sa région natale comme sa poche. Ce fut ce qu'elle expliqua à sa maîtresse au-devant de qui elle se précipita :

- Je pensais seulement lui dire que nous étions là et apprendre d'elle comment les choses allaient chez nous, mais elle a voulu absolument venir vers vous, ajouta-t-elle en conclusion. J'espère que je n'ai pas fait de bêtise ?

- Non, la rassura Laura. Tu as bien fait...

- ... mais il vaudrait mieux, à l'avenir, cesser de prendre des initiatives sans prévenir personne ! reprocha Jaouen.

Il dut abréger son sermon. Mathurine, qui achevait de boire le cidre chaud offert par Mme Henry, s'approchait d'eux avec la majesté d'un navire rentrant au port les cales pleines. Elle fit une petite révérence puis déclara, sévère :

- Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné de voir notre maîtresse habiter une auberge de campagne quand elle possède, en ville, une grande et belle demeure !

- Est-ce que vous n'oubliez pas un peu qui habitait cette grande et belle demeure jusqu'à il y a peu ?

- Il est mort et le diable s'est emparé de sa mauvaise âme.

- Comment aurais-je pu le savoir ? En outre, Mathurine, vous oubliez qu'ici aussi nous avons une demeure. J'espérais m'installer à la Laudrenais...

- Peut-être, mais il fallait d'abord venir à la grande maison. C'était plus convenable et c'est ce qu'aurait fait votre mère. Quant à savoir ce qui s'y passait, il n'y avait qu'à envoyer votre valet en éclaireur !

- Mathurine, Mathurine ! gémit Laura avec l'impression de se retrouver hors du temps, oubliez-vous ce que nous venons de vivre ? Vous n'allez pas, j'espère, me parler de convenances ?