- Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que le baron de Batz était blessé quand il a cherché refuge dans Saint-Roch ? Et en ce cas pourquoi ne pas l'avoir suivi, aidé et...
- ... ramené ici, n'est-ce pas ? Pour l'excellente raison qu'il aurait fallu me jeter dans les feux croisés des belligérants et que je ne voyais pas en quoi cela pourrait l'aider que je me fasse tuer.
- Peut-être, mais pourquoi m'avoir caché sa blessure ?
- Afin d'éviter ce qui se produit en ce moment : que vous vous mettiez la tête à l'envers au sujet d'un fait contre lequel vous ne pouvez rien. Cela dit, je suis persuadé qu'il savait où trouver du secours... Vous oubliez que cet homme se promenait à visage découvert dans Paris et en pleine Terreur...
- Je n'oublie rien. Quant au secours, je vais vous dire où il l'a mené : à la prison du Plessis d'où il ne sortira peut-être que pour aller à la mort ! Vous voilà content, j'espère ?
Elle éclata en sanglots et alla se jeter sur la petite chaise longue où elle aimait se reposer. Jaouen, lui, ne bougea pas, ne fit pas un geste vers elle, sachant bien qu'il ne servirait qu'à le rendre plus odieux. Il la regarda pleurer un moment puis, sans un mot, il sortit du petit salon et alla trouver Bina :
- Essaie de la calmer ! Moi je sors. J'ai besoin de prendre l'air...
- Que se passe-t-il ?
- Toujours son maudit baron ! grogna-t-il avec un haussement d'épaules désabusé. Elle a appris je ne sais comment qu'il a reçu une balle dans le bras et qu'ensuite il a été arrêté. La blessure je savais mais j'ignorais qu'on l'avait pris.
- Ce n'est tout de même pas de ta faute... Tu sais, Joël, il y a des moments où je pense qu'il aurait mieux valu pour nous de rester au pays.
Pour elle aussi parce que je crois bien qu'on la gêne plus qu'on ne la sert...
- Libre à toi de rentrer ! Moi je ne la laisserai jamais seule dans une ville où elle a déjà failli périr trois ou quatre fois !
La Convention cependant vivait ses derniers jours. Il lui fallait laisser la place aux nouvelles assemblées qu'implantait la Constitution de l'an IV. Elle se sépara le 26 octobre après avoir pris un dernier décret : la place de la Révolution, ex-place Louis-XV, porterait désormais le nom de place de la Concorde...
Deux jours plus tard, le nouveau conseil des Cinq-Cents faisait choix de cinq directeurs chargés de l'exécutif. Ce furent La Reveillère-Lépeaux, Rewbell - deux anciens avocats - Letourneur, ancien officier du génie, l'omniprésent Barras et l'ex-abbé Sieyès : cinq régicides parmi lesquels le " vicomte à l'ail " n'allait pas tarder à rejeter les autres dans l'ombre. N'avait-il pas dans sa manche cette arme absolue qui s'appelait Bonaparte ?
Le 2 novembre, ces messieurs - moins Sieyès qui jugeait avec méfiance l'honneur qu'on lui faisait -prenaient possession du palais du Luxembourg que ses divers avatars avaient réduit à l'état de magnifique coquille vide : point de meubles et des salons dans un état déplorable. On s'y installa tant bien que mal, bientôt rejoints par Lazare Carnot, surnommé l'Organisateur de la victoire, désigné à la place de Sieyès et qui allait leur mener la vie dure. Il avait un affreux caractère et n'était jamais content de rien.
Un peu avant, les Cinq-Cents établirent leurs pénates dans l'ancienne salle du Manège, au bout du jardin des Tuileries, cependant que le " vénérable " Conseil des Anciens demeurait seul aux Tuileries dans les anciens locaux de la Convention.
Le rideau se levait sur le Directoire...
L'un de ses premiers actes fut d'amnistier le baron de Batz devenu par trop encombrant.
Dans sa prison, en effet, celui-ci s'agitait comme un diable dans un bénitier. Fort de sa radiation de la redoutable liste des émigrés, il criait au scandale et à l'injustice - puisqu'il avait été arrêté sur une simple dénonciation - et exigeait qu'on le mît en liberté ou qu'on le traduisît en justice afin de " faire connaître dans les débats publics, ce qu'avaient été ses prétendus crimes et combien de fourberies, combien d'atrocités sanglantes avaient [eu lieu] sous le titre de Conspiration de Batz [xxxiii] ".
Ce procès, personne n'avait envie de l'instruire, surtout ceux qui se sentaient la conscience chargée. On pensa, en haut lieu, que la meilleure solution serait peut-être d'" oublier " le trublion dans sa prison quand on les " instruisit qu'il s'était muni d'un huissier pour leur faire signifier juridiquement sa demande formelle d'être mis en jugement ou en liberté selon la loi expresse sur laquelle était fondée cette demande ".
Le plus incroyable est que cet invraisemblable coup d'audace lui valut la liberté. L'histoire avait fait le tour de Paris à la vitesse d'un courant d'air et Batz avait tous les rieurs de son côté. Aussi, chaque matin, une petite foule se pressait-elle devant les portes du Plessis pour guetter la libération du héros. Laura naturellement s'y mêla.
Elle y était le 5 novembre, attendant un peu en retrait des autres. C'était un matin gris mais très doux. Paris sentait les feuilles mouillées, le bois brûlé, la brume légère qui montait de la Seine, et Laura débordait d'espérance et de délicieuse attente plus encore que les autres jours. Quelque chose lui disait qu'elle allait le voir...
Soudain, ceux qui étaient là poussèrent une clameur où se fondaient les applaudissements : la porte ferrée venait de s'ouvrir et la silhouette de Batz se découpa sous l'ogive de pierre. Laura pensa qu'il ressemblait à une lame d'épée dans sa finesse et dans sa force. Il riait de toutes ses belles dents blanches à ceux qui l'ovationnaient en les saluant de la main. Elle s'élançait déjà vers lui... mais s'arrêta net : de la foule une femme s'était détachée, une jeune fille blonde vêtue de noir qui se jeta sur lui et mit ses bras autour de son cou pour lui donner un baiser, et un instant Laura ne vit plus le visage de Jean. La foule applaudit plus fort. Essayant de penser que c'était un simple mouvement d'enthousiasme, elle attendit que la fille se détache et s'éloigne mais elle comprit que le pressentiment dont se gonflait sa gorge soufflait une vérité quand, au lieu d'abandonner Batz, l'intruse se pendit à son bras pour traverser la double haie vivante. Et non seulement lui ne la repoussait pas mais au contraire, il appuyait de sa main celle posée sur son bras en souriant à l'inconnue...
L'inconnue ? Pas vraiment. Le visage de cette fille était semblable à l'un de ceux, gravés au sang dans la mémoire de Laura, qui entouraient Marie Grandmaison dans la charrette fatale. Et Laura pouvait lui donner un nom : Michelle Thilorier qui se disait alors la fiancée de Jean, qui s'était même prétendue enceinte de lui, menant ainsi Marie au désespoir et au plus sublime des sacrifices.
D'un regard encore incrédule mais déjà douloureux, elle suivit le couple jusqu'à une voiture attendant de l'autre côté de la rue. Elle vit Jean aider sa compagne à monter, la suivre d'un bond léger. Le cocher desserra son frein, jeta un ordre, et l'attelage partit à allure prudente dans la pente de la rue Saint-Jacques. La foule se dispersait, se rendant à ses propres affaires sans prendre garde à cette jeune femme qui restait debout au milieu de la rue. Un jeune officier cependant s'approcha :
- Vous ne vous sentez pas bien, citoyenne ? Elle tressaillit comme s'il la réveillait, tourna ktête vers lui et réussit à trouver un sourire :
- Si, je vous remercie...
- Vous allez bien ? Vraiment ?
- Très bien je vous assure...