- Ça n'a pas l'air d'aller du tout ! commenta-t-il apitoyé en l'aidant à franchir le marchepied. J'ai idée qu'vous avez besoin d'rentrer chez vous et j'vous y ramène. C'est quel numéro, rue du Mont-Blanc ?
- Quarante...
Les larmes l'étouffaient et tant que dura le trajet, assez court, elle sanglota sans retenue, incapable de mettre deux pensées bout à bout, mais quand, alerté par le cocher, Jaouen vint ouvrir la portière, elle se redressa d'un seul coup, tamponnant en hâte son visage inondé avec le mouchoir dans lequel elle avait mordu parce que sa souffrance était si forte qu'elle aurait pu crier.
- Mon Dieu qu'avez-vous ? commença l'intendant. Aidez-moi à la descendre ! ajouta-t-il pour le cocher.
Mais elle le repoussa, descendit et, raidie par un violent effort de volonté, celle de ne pas s'écrouler dans les bras de cet homme dont elle savait combien il haïssait Batz, elle rentra chez elle :
- Payez le cocher ! dit-elle seulement.
Elle monta dans sa chambre, s'y enferma sans rien vouloir entendre des supplications de Bina :
- Je veux être seule ! cria-t-elle. Ne vous occupez pas de moi !
Elle alla se jeter sur son lit où les larmes revinrent, abondantes, épuisantes. Sans cesse les deux images sur lesquelles s'était brisé son bonheur lui étaient imposées par son impitoyable mémoire mais même les forces d'une jeune femme pleine de vie ont une limite et vers minuit, vidée de ses larmes comme de toute espérance, Laura s'enfonça dans un profond, un apaisant sommeil.
Elle ne sut pas que Jaouen, après avoir interrogé le cocher sur son parcours avec Laura, l'avait renvoyé. Puis il avait tenté de lui parler en conjuguant ses efforts avec ceux de Bina. Comprenant qu'elle n'ouvrirait pas, qu'il fallait lui obéir et la laisser en paix, il donna quelques directives à Bina, gagna sa propre chambre, y prit l'un de ses pistolets, le vérifia avec soin, le chargea puis, le passant à sa cein-turev s'enveloppa de son manteau, enfonça son chapeau sur sa tête et quitta l'hôtel après avoir dit à la petite camériste, éplorée, qu'il sortait mais ne serait pas longtemps absent.
Un moment plus tard, les habitants de la rue Buffault étaient réveillés par le bruit d'une vitre brisée, d'un coup de feu, et le cri d'une femme...
Le lendemain matin, Laura ouvrit sa porte, demanda de l'eau, fit une longue toilette, déjeuna de lait, de pain et de miel puis pria Jaouen de lui chercher une voiture :
- Je vais au Temple, dit-elle. Il se peut que je reste plusieurs jours à la Rotonde mais si l'on me demande je n'y suis pour personne. Sauf, bien entendu pour Pitou si on le relâchait...
- Et M. de Batz ? demanda Bina qui en savait beaucoup plus que sa maîtresse ne le supposait.
Laura cilla mais les traits de son visage où la trace des larmes marquait encore le contour des yeux demeurèrent de glace :
- S'il se présentait, dites que je suis rentrée à Saint-Malo !
Et sans rien ajouter, elle partit pour accomplir ce qu'elle avait décidé dans la nuit : consacrer désormais toute sa vie, tous ses efforts, à l'innocente enfant qu'elle aimait. Cet amour-là, au moins, lui restait. Il suffirait à remplir tous ses jours et si Marie-Thérèse était remise à l'Autriche comme il en était question, elle la suivrait à Vienne. Ou n'importe où ailleurs ! Cela avait si peu d'importance à présent...
Au Temple, les choses avaient changé. La tentative du 13 vendémiaire ne laissait pas d'inquiéter le nouveau pouvoir et deux hommes, deux ministres, étaient à présent en charge du destin de Madame Royale : Bénézech à l'Intérieur et, aux Relations extérieures - nous dirions les Affaires Etrangères - Charles Delacroix, un grand bourgeois artésien qui était le type même du haut fonctionnaire [xxxiv]. C'est par eux que passaient les tractations avec l'Empire autrichien et les modalités de l'échange de la jeune princesse contre les prisonniers français détenus depuis deux ans.
D'autres consignes avaient été données : la plupart des visites étaient interdites : Mme de Tourzel avait même été emprisonnée plusieurs jours sous l'inculpation d'avoir servi de relais entre son ancienne élève et le roi Louis XVIII. Quant à Mme de Chanterenne, elle se trouvait à présent aussi prisonnière que la princesse : défense formelle lui avait été signifiée de quitter la Tour, le jour ou la nuit. Plus question de rentrer chez elle. Ce qu'elle prenait fort, mal ainsi que Laura s'en convainquit lorsque, après avoir " posé son sac " chez Louise Cléry, elle fut admise -avec une certaine surprise ! -auprès de la petite Madame. On n'imaginait sans doute pas, en haut lieu, qu'une fille de la libre Amérique pût entretenir des relations avec des émigrés en général et la petite cour de Vérone en particulier.
L'atmosphère n'était plus la même chez Madame. Celle-ci souriait moins. Encore ces sourires étaient-ils empreints d'une mélancolie nouvelle pour Laura, et même parfois celle-ci crut lire une sorte d'appel au secours dans les jolis yeux bleus où s'attardait la trace de larmes nocturnes. La visiteuse, étant donné la mine sombre arborée par Mme de Chanterenne, imagina tout naturellement que Marie-Thérèse souffrait du mécontentement d'une gardienne qu'elle aimait bien. Et ce mécontentement ne se cachait guère :
- J'ai déjà écrit trois lettres au ministre Bénézech, confia-t-elle à Laura, et il ne prend même pas la peine de me répondre ! N'est-il pas incroyable qu'accomplissant ma tâche avec toute l'exactitude voulue, je sois punie de façon si cruelle ?
- Oh ! Je pense que votre claustration sera temporaire. Le temps que s'apaisent les bouleversements qui viennent de se produire...
- Dieu vous entende !
- J'espère qu'il le fera mais je vous en prie, ne montrez pas trop votre peine à la pauvre petite. Elle souffre visiblement de vous voir ainsi.
Mme de Chanterenne regarda Laura d'un air étrange, comme si elle était sur le point de dire quelque chose en se demandant si c'était bien opportun. Finalement, elle soupira :
- Je le sais et je vous assure que je ne lui fais nullement supporter mes tracas ! Pauvrette, les siens sont déjà bien suffisants.
- Tracas ? Craint-elle donc à ce point d'être remise à l'Autriche ?
- Peut-être. Elle se tourmente beaucoup depuis quelques jours. Aussi lui ai-je conseillé, pour lui changer les idées, d'écrire la relation de ce qu'elle a vécu ici...
- Et cela vous paraît susceptible de lui changer les idées ? Ce n'est pourtant pas très récréatif ! émit Laura abasourdie.
- Elle y prend un certain plaisir, je crois. Je l'aide de mon mieux à préciser ce qui reste incertain, nébuleux... et puis, ajouta-t-elle plus bas, le gouvernement souhaite qu'elle fasse ce petit travail.
Qu'ajouter ? Le sujet était clos.
Un après-midi où les trois femmes prenaient une petite collation de thé et de biscuits - le temps de novembre, franchement détestable, ne permettait plus la promenade au jardin - Gomin entra pour annoncer le " citoyen ministre de l'Intérieur ".
Aussitôt Laura se leva pour partir, mais la princesse la retint d'une main posée sur son bras :
- Vous êtes ici avec une permission régulière et ce que l'on vient me dire n'est certainement pas marqué du sceau du secret...
L'homme qui entra en saluant avec autant d'élégance et de respect qu'en eût montré n'importe quel gentilhomme n'avait rien d'un terroriste et tout d'un familier des cours princières. De belle prestance, un peu " enveloppé ", très brun avec ce teint d'ivoire chaud des Méridionaux, Pierre Bénézech, né à Montpellier une quarantaine d'années plus tôt, appartenait à ces vieilles familles de robe si étroitement liées à la noblesse qu'elles en avaient acquis les caractéristiques. C'était un homme d'affaires habile, un négociateur, une intelligence vive, subtile, s'attachant à ce qui éveillait son intérêt. Avant la Révolution il avait été le fondateur de la manufacture d'armes de Versailles et le propriétaire des Petites Affiches. Essentiellement pacifiste, cependant, ses convictions républicaines n'étaient pas très vigoureuses et le jour même de son accession au ministère, le Directoire recevait une dénonciation l'accusant de royalisme dont il eut le bon esprit de ne pas tenir compte. Bénézech, plus encore que son collègue des Affaires extérieures, était le personnage parfait pour traiter le délicat problème du départ de Marie-Thérèse. Cela aidait à oublier que son frère, comme son fils, étaient émigrés et que sa femme avait été mariée au marquis de Boùet.
xxxiv
Il fut aussi le père putatif du grand peintre Eugène Delacroix, le père réel étant Talleyrand par la grâce d'une jolie femme beaucoup plus jeune que son époux.