Il entra donc, salua profondément, s'excusa de se présenter devant Madame sans l'en avoir avertie et, sans paraître s'apercevoir du regard noir de Mme de Chanterenne qui avait encore sur le cour ses trois lettres sans réponse, montra une particulière amabilité à Laura puis entama un petit discours pour apprendre à Madame la nouvelle officielle de sa prochaine délivrance assortie de son départ pour Vienne.
Le premier mot de Marie-Thérèse fut une protestation :
- Je ne veux pas aller en Autriche. Ces gens-là ne nous aiment pas. L'empereur a laissé mourir ma mère, sa parente cependant, sans rien faire pour lui éviter le martyre et, dans ces conditions, j'aurais honte de devenir archiduchesse.
- C'est un point de vue que je peux comprendre mais que Votre Altesse épouse ou non l'archiduc Charles n'est pas l'affaire du Directoire de la République. Une fois à Vienne, il appartiendra à Madame d'accepter ou de refuser. Elle sera libre, entièrement libre de disposer d'elle-même. Et si je me suis permis de me présenter devant elle aujourd'hui, c'est pour me mettre à son service et la prier de bien vouloir me dire quelles sont les dames et les... serviteurs dont elle souhaite composer sa suite.
Le visage soucieux de Marie-Thérèse s'éclaira :
- C'est vrai ? Je peux choisir ?
- Mais bien sûr. Dans les limites du raisonnable cela va de soi...
- En ce cas, je demande Mmes de Mackau et de Tourzel qui ont veillé l'une sur ma petite enfance, l'autre à mon éducation, et aussi Mme de Sérent qui fut dame d'atour de ma pauvre tante Elisabeth...
- Pour cette dernière il faudrait savoir où elle est ! Quant à Mme de Mackau, elle est bien âgée pour un si long voyage. Et encore ?
La princesse tendit une main à chacune de ses compagnes présentes :
- Ces deux dames qui me sont chères... si elles le veulent bien. Enfin Mme Varennes qui fut des femmes de chambre de ma mère.
- Et pour les hommes ?
- Gomin qui le premier m'a montré de la compassion, François Hue qui fut le fidèle valet de chambre de mon père et que l'on trouvera quai d'Anjou, Meunier pour me servir de cuisinier et le porte-clefs Baron dont je ferai un valet de chambre. Enfin mon petit chien Coco ici présent... ajouta-t-elle en se penchant pour caresser la toison ébouriffée.
- Bien. Nous ferons en sorte que Madame soit satisfaite mais il lui faudra bien comprendre que ces personnes n'iront pas toutes jusqu'à Vienne. Là-bas, les dames autrichiennes qui doivent servir Madame s'apprêtent à se mettre en route et le prince de Gavre, nommé pour aller chercher Madame est déjà parti avec une suite nombreuse...
- Les choses sont si avancées ?
- Pourquoi tergiverser puisque tout le monde est d'accord ? Ah, j'allais oublier ! Dès demain, les citoyennes Garnier, couturière en robes, et Clouet, couturière en linge, ainsi que la citoyenne chargée de composer le trousseau de Madame se présenteront à elle. Il ne saurait être question pour Madame de quitter la France dans le dénuement... Votre Altesse royale !... Mesdames ! conclut-il en saluant de nouveau.
Lorsqu'il fut parti, les trois femmes commentèrent pendant un moment cette visite inattendue et Laura remercia avec émotion sa princesse de souhaiter sa compagnie pour ce grand voyage. C'était si conforme à son désir profond de pouvoir continuer à dispenser soins et affection à cette enfant de son cour que sa blessure intérieure la fit moins souffrir. Elle allait partir, et c'était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais, ignorant la date du départ, elle pensa qu'il ne lui restait peut-être plus beaucoup de temps pour mettre ordre à ses affaires personnelles et, après avoir prévenu Louise Cléry, elle prit une voiture et se fit ramener rue du Mont-Blanc. Elle prévoyait une discussion serrée ave< Jaouen, mais elle était d'ores et déjà décidée à ne pas le laisser lui gâter sa joie.
Il était tard et la nuit était tombée depuis longtemps quand elle arriva chez elle pour constater qu'il y avait dans sa cour une voiture noire et parfaitement anonyme. Elle n'eut pas le temps de se poser de questions : Jaouen venait à sa rencontre :
- Quelle chance que vous reveniez ce soir ! J'allais partir pour le Temple afin de vous chercher. Il y a là un certain Favre, envoyé du ministre de l'Intérieur.
- M. Bénézech ? Mais je l'ai vu tout à l'heure à la Tour.
- Sans doute, mais il veut vous parler en privé. Cette voiture vous attend.
Le secrétaire particulier du ministre qui se présenta à elle l'instant suivant confirma les paroles de Jaouen. Elle le suivit donc sans poser de questions, monta dans la voiture où Favre grimpa derrière elle, prenant place à son côté et ce fut seulement quand on eut roulé quelque temps qu'elle demanda :
- Avez-vous une idée de ce que me veut le ministre ?
- Aucune, citoyenne. Il semblerait cependant qu'il s'agisse d'une affaire importante. D'où le secret dont nous l'entourons en vous faisant venir si tard à l'hôtel de Brienne...
- C'est étonnant ! J'ai vu... le citoyen Bénézech ce tantôt et il n'a rien manifesté.
- Le secret toujours ! De même, il ne faudra pas vous étonner de ne pas pénétrer chez le ministre par le chemin habituel des visiteurs. Nous entrerons par la porte des fournisseurs...
- C'est sans importance aucune. Je n'ai pas de préjugés...
C'était même assez amusant au fond et Laura grillait de curiosité. De quoi l'homme aimable et courtois qu'elle avait vu cet après-midi pouvait-il bien vouloir l'entretenir ?
Arrivés à destination, on emprunta en effet une porte de service puis un escalier à rampe de fer qui n'avait pas grand-chose à voir avec les nobles degrés menant aux salons. Le tout à la lumière tremblante d'une bougie que le secrétaire prit sur un coffre placé près de l'entrée. Tous les chemins menant à Rome, Laura se retrouva, par la magie d'une porte dissimulée dans une bibliothèque, dans le bureau du ministre qui était alors en train d'écrire mais jeta sa plume en se levant vivement pour accueillir sa visiteuse avec toute la courtoisie désirable. Il lui offrit des excuses pour ce dérangement tardif et un rien trop expéditif puis un fauteuil en face de sa table de travail et enfin un doigt de vin de Xérès, qu'elle accepta afin de se réchauffer : la voiture ministérielle était froide et humide. Bénézech lui-même but quelques gouttes puis, au lieu de s'asseoir à sa table, il vint se poser devant sa visiteuse, appuyé à ladite table qui était un magnifique bureau Louis XV, et prit le temps de contempler un instant la jeune femme.
- J'ai des choses importantes à vous dire, madame. Mais accordons nos violons afin de nous entendre mieux. D'abord, vous ne vous appelez pas Laura Adams et vous n'êtes pas née en Amérique. Calmez-vous ! se hâta-t-il d'ajouter en la voyant ébaucher un mouvement pour se lever. Il ne saurait être question ici de vous le reprocher, bien au contraire. Simplement, je souhaite vous confier une importante mission... Je dirai même une mission capitale parce qu'elle touche au secret de l'Etat. Il était donc urgent que je vous connaisse à fond : vous êtes en réalité Anne-Laure de Laudren, ci-devant marquise de Pontallec, toute dévouée à la cause royale et pourvue d'un grand courage.