- Votre mission n'est pas définie dans le temps ? Il peut s'agir de plusieurs années hors de France ?
- En effet.
- Et vous en êtes d'accord ?
- Tout à fait dès l'instant où je vais pouvoir veiller sur une jeune fille que j'aime infiniment. Il se peut, évidemment, que cela ne vous plaise pas...
Vos convictions...
- Oubliez-les ! dit-il avec force. Avant que d'être à la République, je suis à vous !
Laura saisit la balle au bond :
- Jusqu'à quel point ? Vous savez... et le ministre sait aussi que je ne peux renvoyer Bina seule à Saint-Malo sans la jeter au désespoir.
- Pourquoi la renverriez-vous ?
- Parce que c'est une tête un peu folle et qu'il lui arrive d'être bavarde...
- Sans doute. Pourtant elle n'a jamais ouvert la bouche sur le petit garçon dont, toute une journée, elle s'est occupée certain jour de janvier il y aura bientôt deux ans.
- Je sais et je crois pouvoir en répondre mais cela ne suffit pas à M. Bénézech pour la laisser participer sans autre assurance à ce qui va être un grave secret d'Etat. Elle... et vous, ajouta la jeune femme en appuyant sur le mot, ne serez autorisés à m'accompagner que si vous êtes mariés.
A son grand étonnement, Jaouen n'émit aucune protestation. Rien d'autre qu'un éclair dans ses yeux gris et une soudaine pâleur. Laura reprit alors :
- Le mariage républicain suffira mais si vous ne vous y soumettez pas, Jaouen, il faudra nous séparer : vous ne serez pas autorisé à me suivre. Décidez-vous mais vite ! Nous partons dans trois jours.
- Vous savez ce que cela représente pour moi et que je ne ferai pas à Bina l'injure de cette parodie.
- Elle est pourtant courante de nos jours.
- Sans doute, mais si j'épouse Bina, ce sera aussi devant un prêtre. Même si je ne la touche jamais ! Sinon, elle ne se considérerait pas mariée... Mais puisque c'est une condition sine qua non, je l'épouserai dès demain si possible. Il ne faut en rien retarder notre départ.
Agréablement surprise de la facilité avec laquelle l'intraitable Joël Jaouen était venu à résipiscence, Laura était à cent lieues d'imaginer que la perspective d'emmener Laura hors de France pour plusieurs années apportait un immense soulagement aux tourments qu'il endurait depuis le soir de la libération de Batz. En effet, il avait appris que son coup de pistolet s'il était grave n'était cependant pas mortel. Le baron était toujours rue Buffault où Michelle Thilorier lui prodiguait des soins jaloux, interdisant à tout autre qu'au médecin l'approche de sa maison. Le hasard lui avait livré l'homme qu'elle aimait depuis l'enfance et elle entendait garder cet avantage. Si elle réussissait à le sauver, ce ne serait pas pour le laisser à d'autres. A une autre surtout ! Et Jaouen se retrouvait pris dans un dilemme : courir le risque majeur d'une guérison qui permettrait à Laura d'apprendre ce qui s'était passé ou alors achever son ouvre de mort pour que Laura en soit à jamais délivrée. Ce départ était une chance incroyable qu'il était prêt à payer n'importe quel prix !
Le lendemain, à la mairie du tout nouveau 2e arrondissement, Bina noyée sous des larmes de bonheur épousait le maître de ses pensées en présence de deux témoins qui étaient Lepitre et Louise Cléry. Julie Talma chez qui Laura s'était rendue la veille pour lui annoncer son départ " définitif " était bien incapable d'assister à un mariage quel qu'il soit : elle venait de perdre son fils aîné et son divorce était décidé. La pauvre femme était, elle aussi, noyée dans les larmes mais pas pour les mêmes raisons. Sa vieille amie Louise Fusil qui ne la quittait plus et chez qui elle allait habiter quelque temps - la jolie maison de la rue Chantereine venait d'être vendue à la citoyenne Beauharnais - l'entourait de soins attentifs car sa santé était loin d'être satisfaisante. Aussi fut-ce avec plus de tristesse qu'elle ne l'imaginait que Laura lui fit ses adieux. Julie s'était montrée une véritable amie et ces choses-là tenaient au cour de la fausse Américaine.
An matin du 1er décembre Laura, le cour serré, remit les clefs de sa maison à l'envoyé de Julie et monta avec le nouveau couple dans la chaise de poste à quatre chevaux, avec cocher et postillon qui allait la conduire au Havre. En dépit de l'aventure exaltante qui l'attendait, elle éprouvait un véritable déchirement en laissant derrière elle tant de gens qu'elle aimait et dont elle ignorait si elle les reverrait jamais : Ange Pitou, toujours en prison et qu'elle n'avait pu revoir - tout juste lui faire passer un billet lui disant que le Directoire la renvoyait en Amérique ! -, Lalie et tous ceux de Saint-Malo qu'il avait bien fallu prévenir de son départ " pour un long voyage " et puis... et puis celui dont elle n'osait même plus penser le nom tant elle en éprouvait de douleur. Depuis qu'elle l'avait vu dans la maison de " sa fiancée ", Batz semblait avoir tout oublié de leurs brèves amours. Non seulement il n'était pas venu rue du Mont-Blanc, mais il n'avait même pas pris la peine d'envoyer le moindre mot, la moindre pensée ! Sa page à elle était tournée sans doute après celle de Marie et elle croyait sentir la jeune comédienne revivre en elle le désespoir des derniers instants vécus sur l'échafaud. Sans doute son sort à elle était-il moins abominable mais à cette heure où elle quittait Paris sans espoir de retour, Laura n'était pas loin de regretter que le 9-Thermidor lui ait sauvé la vie-
La voiture à présent roulait dans les Champs-Elysées. Il pleuvait et Laura, le visage tourné vers la vitre, ne savait pas si l'eau qui brouillait le paysage familier venait du ciel ou de ses yeux. Elle comprit qu'elle pleurait quand Jaouen, assis en face d'elle, lui glissa sans rien dire un mouchoir entre les doigts...
Le 18 décembre, à onze heures du soir, Bénézech sortit de son ministère, monta en voiture et se fit conduire rue Meslay, près du Temple. Là il descendit, se rendit à la Tour où, prête à partir, Madame Royale attendait dans la salle du Conseil en compagnie de Gomin et de Mme de Chanterenne. Après avoir remis décharge de la prisonnière au gardien Lasne, il alla rejoindre la princesse, la salua et lui offrit son bras pour la conduire hors du Temple. La porte basse s'ouvrit enfin, non plus pour une promenade au jardin, mais sur le monde extérieur.
Avant de franchir le mur d'enceinte, Marie-Thérèse se retourna pour considérer l'énorme donjon qu'elle quittait, bonne dernière d'une famille décimée. Il était vide à présent à l'exception d'un seul prisonnier, Tison, qui avait été le serviteur espion et malfaisant de Louis XVI et des siens. A demi fou, on le tenait enfermé dans une tourelle de l'étage où vivait Madame. Elle avait les yeux pleins de larmes... Puis son regard, redescendant, s'arrêta sur Mme de Chanterenne qui pleurait elle aussi et elle se jeta dans ses bras avant de lui remettre un cahier de feuilles qu'elle tenait à la main. Un instant assez long les deux femmes s'étreignirent puis, avec un sanglot, Marie-Thérèse s'arracha de ces bras affectueux et reprit celui de Bénézech pour franchir les dernières barrières. Seule, Mme de Chanterenne remonta les vieilles marches sonores et regagna la chambre vide...
Les rues sont obscures et silencieuses quand, le grand portail franchi, la princesse s'y engage pour rejoindre la voiture du ministre. Le petit chien Coco trotte à côté d'elle : elle a obtenu la permission de l'emmener. Derrière elle viennent Favre et Gomin, avec le léger bagage, composé surtout de souvenirs qu'elle emporte. Mais voici la rue Meslay et la voiture. Bénézech fait monter sa jeune compagne, y monte à son tour. Chemin faisant, il lui donne quelques instructions destinées à protéger son incognito. On gagne les boulevards.
En face de l'Opéra ' sous les arbres défeuillés, la Les malheurs d'une princesse berline de voyage attend, lanternes allumées. Dedans ont pris place Mme de Soucy, seule de toutes celles demandées que l'on a autorisée à escorter la princesse jusqu'à Vienne, auprès d'elle le capitaine de gendarmerie Méchain : tous deux vont jouer le rôle d'un couple qui part avec sa fille Sophie. Comme pour le désastreux voyage à Varennes on a jugé bon d'user de personnalités d'emprunt. Il y a là aussi un courrier à cheval chargé de préparer les relais, car on s'arrêtera le moins possible et en évitant s'il se peut les grandes villes.