Marie-Thérèse a retrouvé tout son calme. Bénézech la fait descendre, la conduit vers la berline où Mme de Soucy s'empare d'elle. Puis le ministre se découvre et salue.
- Adieu, monsieur, dit la jeune fille.
- Allez, Madame, répond-il avec une soudaine émotion. Puissiez-vous bientôt être rendue à la patrie, vous et tous ceux qui peuvent faire son bonheur...
La portière se referme. La berline s'ébranle, s'éloigne sur le boulevard en direction de la Bastille. Bénézech, à ce moment, tire sa montre : il est minuit. Le 18 décembre s'achève et c'est une date importante parce que ce jour-là, Madame Royale a eu dix-sept ans...
Le lendemain à huit heures du soir, une seconde voiture quitte Paris. Elle emporte ceux dont la princesse désire s'entourer : Hue, Gomin, Meunier, Baron, la femme de chambre et le fils de Mme de Soucy, un joli garçon de seize ans qui ressemble à une fille... La berline, elle, est déjà loin.
A une heure du matin, on relayait à Charenton après avoir quitté Paris par la barrière de Reuilly. A une allure modérée d'une lieue et demie à l'heure, on traverse Boissy-Saint-Léger pour relayer au tour-nebride de Grosbois dont le beau château avait été au comte de Provence, Brie-Comte-Robert, Guignes où l'on s'arrête à neuf heures pour déjeuner mais on n'y reste pas. Le repos sera pour plus tard. Par Mormant et Nangis on gagne la Poste de Provins mais, quand on en repart, Méchain, qui prend très au sérieux son rôle de père de famille appelle Madame " Sophie " et la tutoie, s'aperçoit qu'un officier de dragons suit la berline puis la dépasse. Quand on atteint Nogent-sur-Seine, la population sait que Madame Royale arrive et, quand elle descend de voiture pour se rafraîchir, la cour du relais est pleine de gens qui l'acclament. On ne reverra pas l'officier de dragons. En revanche on va avoir quelques ennuis avec le comte Carletti ambassadeur de la cour de Toscane qui est bien le personnage le plus encombrant qui soit. Sous prétexte qu'il était le seul envoyé européen auprès de la République, que les salons de Paris ont adoré son côté pittoresque et en ont fait un temps leur chouchou, il s'est cru tout permis a prétendu s'occuper en priorité du destin de la princesse, tant et si bien que le Directoire excédé l'a prié de regagner Florence le plus tôt possible.
Et Carletti est parti. En berline lui aussi, mais avec un tel amoncellement de bagages et de ballots en tissu que Méchain le surnommera le " marchand de toile ". Mais Dieu que ce marchand de toile est gênant ! Quand on arrive à Troyes, où l'on doit seulement relayer - on a dormi à Gretz - il n'y a pas de chevaux : Carletti vient de passer et il a tout pris ! Même aventure à Montieramey. Le courrier à cheval, Chasaut, ne sait plus à quel saint se vouer. Aussi, à Vendeuvre, Méchain prend le mors aux dents : il va à la municipalité et y exhibe son passeport gouvernemental qui lui donne la priorité sur tous les autres voyageurs. Mis en demeure de se tenir tranquille, Carletti proteste mais se le tient pour dit. En ce moment d'ailleurs, l'incognito de la princesse n'est plus qu'un vou pieux. Quelqu'un la précède qui prend à tâche d'avertir les populations. Peut-être l'officier qu'on ne reverra pas ? Quand on arriva à Chaumont à neuf heures du matin le 21 décembre, l'hôtelière de la Fleur-de-Lys [xxxv], Mme Royer, attendait la princesse. Elle tint à la servir elle-même et, après son départ au milieu des acclamations, elle mit de côté le bol, l'assiette et les couverts dont celle-ci s'était servie pour les conserver comme des reliques.
Au soir de ce jour, on couche à Fayl-Billot d'où l'on repart à six heures du matin pour Vesoul, simple relais : le prochain repos sera à Belfort où l'on fait halte pour la nuit. Le temps qui était assez beau s'est détraqué. Les chemins détrempés se transforment en fondrières qui rendent le voyage plus difficile lorsque l'on doit quitter le " pavé du Roi ". Et c'est seulement au soir du 24 décembre que la berline, après Altkirch, franchit les portes imposantes de la forteresse de Huningue et s'engage dans le chemin couvert. Dès son passage, ces portes sont closes et l'on relève les ponts-levis car Huningue c'est une formidable place fortifiée avec bastions, courtines, douves profondes. La petite ville qui s'y cache est bien défendue.
La nuit est tombée quand la berline s'arrête devant l'hôtel du Corbeau mais là pas de foule, pas d'acclamations. Il n'y a que des soldats et deux ou trois curieux. La seconde berline n'arrivera que le lendemain.
L'hôtel du Corbeau est confortable : une belle maison un peu ancienne, admirablement entretenue et bien pourvue de poêles. Ses propriétaires, les Schultz, sont des gens jeunes, aimables et accueillants, parents heureux de deux enfants - le troisième est à venir. Madame est installée au premier étage. Sa chambre porte le n° 10. C'est une grande pièce à deux fenêtres donnant sur une autre plus petite formant ainsi appartement. Elle n'en sortira que pour se rendre, le surlendemain, près de Baie où elle sera remise au prince de Gavre.
Cette veille de Noël, Marie-Thérèse la passe seule et ne la prolongera guère car elle veut se coucher de bonne heure. Cela lui permet d'éviter la compagnie de Mme de Soucy qu'elle n'aime pas et qu'elle juge intrigante. C'est une femme qui déplace trop d'air ! En outre, la princesse ne comprend pas pourquoi elle a eu le droit d'emmener son fils et sa femme de chambre, alors qu'elle-même n'a auprès d'elle aucune servante. Mais dans son aventure il y a tant de choses étranges ! Elle ne s'y attarde pas cependant et préfère dormir puisqu'une fois de plus elle ne pourra assister à la messe de minuit qui était si belle jadis !
Cette messe, Laura va l'entendre dans la cathédrale de Baie proche de l'hôtel du Sauvage où elle s'est entretenue avec Philippe Scharre. Le Suisse lui a plu tout de suite : c'est un homme d'une trentaine d'années, blond, puissamment bâti avec un visage ouvert, des yeux bleus qui regardent en face et qui inspirent confiance. Il est rassurant aussi : tout devrait se passer au mieux ! Cependant, sous les vieilles voûtes où résonnent les orgues et les voix solides de la maîtrise, Laura priera longtemps...
Au matin, les petits Schultz sont venus offrir quelques fleurs à la jolie princesse dont tout le monde déplore tellement le départ. Ils ont chanté pour elle " Mon beau sapin " en français et, parce que le petit garçon ressemble un peu au Dauphin, Marie-Thérèse a pleuré. Mais ensuite elle reçoit le premier secrétaire du consulat de France à Baie, M. de Bâcher, qui se met à son service et lui assure que tout sera prêt. Cependant, quand elle déclare qu'elle aimerait sortir, on lui répond que c'est impossible : elle n'a pas le droit de quitter l'hôtel avant l'heure fixée pour la remise aux Autrichiens. Au début de l'après-midi, l'arrivée de la seconde berline a fait diversion. Elle est chargée de grandes malles dans lesquelles se trouve le superbe trousseau que le Directoire a commandé pour que la princesse puisse effectuer, à la cour de Vienne, une entrée digne d'elle. Et il a bien fait les choses : il y a pour neuf millions de robes d'organdi broché d'or, de satin blanc, de velours rosé, de linon brodé, de moire satinée, de dentelles, de fourrures, de linge, de rubans, de gants et de tous ces riens indispensables à une femme élégante.
Pourtant, quand Bâcher qui voltige de tous côtés ordonne que l'on descende les malles pour les lui présenter, Marie-Thérèse fait dire par Mme de Soucy que l'on peut remporter tout cela : Madame remercie beaucoup le gouvernement de la République mais elle refuse le trousseau. Cependant, comme elle manque de bien des choses, elle demande qu'on lui envoie une marchande de modes et, alertée par Bâcher, une Mme Serini arrive de Baie avec une foule de cartons et de boîtes. Marie-Thérèse n'en retiendra que peu : un grand mantelet, une robe chaude, un chapeau et quelques bonnets qu'elle destine au femmes de son dernier entourage avant l'Autriche, mais en prévenant qu'elle n'a pas le moindre sou pour payer. C'est donc M. de Bâcher un peu surpris tout de même qui paiera. Sans sourciller d'ailleurs car il a bien d'autres soucis en tête, et surtout empêcher que Madame Royale rencontre les hommes qui vont être échangés contre elle et qui attendent à l'hôtel des Trois-Rois à Baie. Car, parmi eux, il y a Drouet, l'ancien maître de poste qui a poursuivi et fait arrêter à Varennes la famille royale. Il faut à tout prix éviter à Madame cette rencontre odieuse. Aussi le prince de Gavre recevra-t-il la princesse dans une propriété particulière, la maison Reber qui, à cent pas des portes de Baie, se trouve sur le bord du chemin qui y mène depuis Huningue. C'est donc en territoire suisse, à peu de distance de la frontière.