Une nouvelle nuit tombe sur l'hôtel du Corbeau. Après le souper, une servante monte dans la chambre où s'est retirée Madame avec un pot d'eau chaude. A son entrée, la princesse a retenu une exclamation de surprise vite réprimée par le geste de l'arrivante qui pose un doigt sur sa bouche. Et la porte se referme. Personne ne verra ressortir cette servante.
Cette dernière journée, Marie-Thérèse la passe à écrire des lettres. Une surtout à Mme de Chanterenne où elle raconte son voyage et conclut : " Priez Dieu pour moi ! Je suis dans une situation bien désavantageuse et bien embarrassante... "
A six heures, il fait nuit noire : les deux berlines que l'on avait placées dans une remise de l'hôtel viennent se ranger devant la porte. Un détachement de dragons se tient prêt à les escorter jusqu'à la frontière. En plus, il pleut... Tout cela est affreusement triste.
Mme Schultz, en larmes, vient saluer cette pensionnaire qu'elle n'oubliera plus et qui pleure, elle aussi, en tenant un mouchoir sur ses yeux. Un mouchoir que d'ailleurs elle donne au garçon qui l'a servie en disant qu'elle n'a rien d'autre à lui offrir en remerciement de ses bons offices.
Mme de Soucy est déjà dans la voiture et Méchain qui n'a plus besoin de jouer - si mal ! - son rôle de père est sur le siège avec le cocher.
En moins de dix minutes, la borne frontière est atteinte. Là les dragons rendent les honneurs et s'arrêtent : ils n'iront pas plus loin et à présent les voitures roulent en territoire suisse. C'est alors qu'un officier s'approche et monte sur le marchepied : c'est un aide de camp du prince de Condé. Il s'entretient quelques instants avec la princesse puis saute à terre et rejoint son cheval. Sans doute venait-il offrir le salut du prince à cette jeune cousine pour laquelle celui-ci se tourmentait tellement... ou s'assurer de ce que contenait la voiture dont les rideaux à demi tirés ne permettent pas de distinguer l'intérieur. Depuis Paris, d'ailleurs, il a sur les ordres du prince suivi la berline afin de faire, d'étape en étape, un portrait de Madame.
Voici enfin la maison Reber : une jolie bâtisse d'un étage avec deux ailes au bout d'une grande allée que ferme une belle grille. Derrière, un grand jardin descend jusqu'au Rhin. Elle est isolée. Quand on s'y arrête, il pleut toujours et le sol est transformé en fondrières. Tellement que Bâcher donne l'ordre d'aller chercher un fauteuil pour transporter la princesse, mais elle refuse. S'avance alors un " garçon coiffeur " nommé Philippe Scharre. Il enlève Madame dans ses bras, la dépose à l'entrée où elle prend le bras de Bâcher pour aller vers la maison où l'accueillent le prince de Gavre - désormais grand maître de sa maison mais surtout une sorte améliorée de geôlier - et le baron Degelmann, ambassadeur d'Autriche.
Tout le monde bien sûr est descendu des voitures pour entrer dans le jardin. Les portes de Baie ayant été fermées, il n'y a que peu de curieux et leur attention à tous est tournée vers ce que l'on peut voir de la rencontre. Philippe Scharre fait le tour de la berline, ouvre doucement la portière du côté gauche :
- Venez, Madame ' chuchote-t-il en tendant la main
Alors, de la dense obscurité qui règne à l'intérieur, une ombre se détache, enveloppée de noir de la tête aux pieds. Scharre l'enlève dans ses bras, la pose sur le talus et repousse seulement la portière. Puis il prend l'ombre par la main et l'entraîne sans faire le moindre bruit - une ombre en fait-elle jamais ? - jusqu'à une maisonnette en mauvais état qui se trouve à quelques pas. Ils vont attendre là environ une heure...
Cependant, dans la maison Reber, un incident manque de tout faire découvrir. Coco a été emporté derrière sa maîtresse dans le petit salon mal éclairé à desseins où l'on offre une collation à une princesse qui ne cesse de pleurer et la refuse. Le prince de Gavre s'exclame alors que ce chien est bien laid :
- Je le sais, murmure Madame, mais il était à mon frère et je l'aime.
Elle se penche alors pour l'enlever dans ses bras mais Coco apparemment n'est pas d'accord. Il se met à aboyer jusqu'à ce qu'elle le lâche puis il se précipite hors de la maison, va vers la voiture et disparaît dans la nuit. Sans d'ailleurs que personne ne cherche à le rattraper. Et il va gratter à la porte du petit bâtiment délabré où des bras tendres l'accueillent.
Le temps passe. Enfin, la berline que le prince de Gavre destine à la princesse est avancée. Elle y monte avec Mme de Soucy après avoir fait des adieux sanglotants à ceux qui ne la suivront pas. Le prince de Gavre monte avec elle et le lourd véhicule s'ébranle, suivi des six voitures qui composent la suite. Les portes de Baie vont être ouvertes afin que Madame puisse traverser le pont du Rhin et prendre la route de Rheinfelden... et de Vienne où la princesse sera littéralement enfermée à la Hofburg et tenue en quelque sorte au secret.
Devant la maison Reber, il n'y a plus personne. Sinon un couple dont l'homme porte un petit chien, pousse la grille, monte les marches et pénètre jusqu'au petit salon sans rencontrer âme qui vive.
Il n'y a personne... sinon Laura qui, à l'entrée de " l'ombre ", plonge dans sa révérence :
- Me voici, Madame ! Toute au service de Votre Altesse Royale et pour jamais si elle le souhaite...
Rejetant son grand manteau mouillé, Marie-Thérèse alors se jette dans ses bras sans rien dire mais avec une sorte de cri de délivrance qui ressemble à un sanglot. Il est alors dix heures du soir.
Une heure encore et une nouvelle voiture, tirée d'une remise par Jaouen, franchissait à son tour le pont du Rhin mais, au lieu de la route de Rheinfelden et Constance, se dirigeait plus au sud, vers Olten...
Troisième partie
CHÂTEAU EN SUISSE
1799...
CHAPITRE XI
LA MENACE
Les vendanges commençaient et Laura les voyait revenir avec plaisir : elles changeaient un peu de la monotonie quotidienne. Pour la quatrième fois leur rite se célébrait, joyeux, bon enfant, avec tout de même une note de gravité religieuse née du respect pour l'ouvre du Créateur. De reconnaissance aussi pour l'abondance qu'il déversait sur cette terre d'Argovie dont ses habitants étaient si fiers et qu'ils proclamaient la plus généreuse au monde. Le vin blanc de Heidegg ne surpassait-il pas, de l'avis général, les meilleurs crus du Rhin ? Et que le paysage était donc joli dans la lumière adoucie de cette belle journée de fin d'été !
Quel que soit le temps, Laura lui accordait chaque matin son tribut admiratif lorsqu'elle ouvrait sa fenêtre au troisième étage du château. Un château qui ne ressemblait à aucun autre. C'était une très haute maison à plan rectangulaire coiffée d'un toit brun qui avait un peu l'air d'un donjon percé de fenêtres. Elle régnait sur une enceinte de murailles anciennes enfermant autour d'une vaste cour, une chapelle, une métairie, un pressoir, des granges, des étables et des écuries qui la faisaient ressembler à une oie installée sur sa couvée. Le tout dominant une colline habillée de vignes et de jardins auxquels on accédait par des escaliers, l'unique chemin pentu aboutissant à une porte fortifiée.